C’est toujours magique de découvrir un ballet ; va-t-on entrer dans l’histoire ? Comment celle-ci sera-t-elle racontée ? Comment les personnages vont-ils exister ?
Je dois dire qu’hier, mardi 20 décembre, la soirée fut superbe !
Tatiana: Osta
Onéguine: Pech
Olga: Froustey
Lenski: Revillion
Grémine: Duquenne
J’avais donc lu très récemment ce très beau texte de Pouchkine ;
Comme je l’écrivais plus haut, la scénographie de Cranko respecte magnifiquement toute la trame et les finesses du roman
Le rideau se lève sur une maison à la campagne, où sont réunis Olga, Tatiana, leur mère, Lenski et quelques amies.
Revillion a du mal à incarner le jeune poète très fleur bleue, tout amoureux de son Olga, la sémillante Mathilde Froustey. Dans le roman, il a vingt ans, il n’a pas encore vécu, ni écrit grand-chose ; tout en en « bouton », tout en promesse. Si le visage de Révillion exprimait bien cette candeur, cette fraîcheur, sa danse en revanche, pas toujours très assurée, dévoilait plus les failles techniques que le personnage. C’est dommage. Car le couple qu’il formait avec Olga/ Froustey n’était pas très équilibré. Olga/ Froustey, à mes yeux, est une jeune fille vive, malicieuse, un peu tête un peu folle. Dans le roman, elle apparaît comme une écervelée à certains moments, elle vit dans l’instant et n’est pas capable d’attachements durables, son plaisir passant avant tout. Sa danse belle, légère, précise, fluide, ample, facile en un mot exprime toute l’insouciance de sa jeunesse, sa joie de vivre. Froustey danse avec tant de facilité qu’on oublie qu’elle danse ; on sent l’affection qu’elle a pour Tatiana, sa sœur si sérieuse, réservée, éprise de livres, calme et tranquille, pas du tout prête à aimer.
Ce qui se produit quand arrive Onéguine/Pech ; dès les premiers instants, Pech incarne un être lassé de la vie, en retrait du monde, qui souffre ; sa danse exprime cette lassitude et ce mal de vivre. Il est austère. Il est différent de tous les autres.
Tatiana en tombe amoureuse sans y être préparée ; dépassée par cet amour violent, elle lui écrit une lettre, la nuit dans sa chambre. La scène où surgissent du miroir le double d’elle même et Onéguine était dansée avec une grande simplicité et intensité. Onéguine, on le devine, peut devenir destructeur malgré lui ; non par méchanceté, mais parce que quelque chose en lui s’est brisé. Les deux danseurs sont justes, simples, mais émouvants. Onéguine est inquiétant, Tatiana oscille entre l’espoir et le tourment.
La suite des évènements annoncée par le miroir le confirme. Dans les romans russes, il y a toujours une scène au miroir où les jeunes filles allument des bougies le soir de Noël et regardent dedans pour voir leur avenir (soit dit en passant, je le fais aussi !)
Si bien que quelques temps plus tard, lorsque c’est la fête de Tatiana et que Lenski arrive à entraîner Onéguine malgré lui en lui ayant fait la promesse qu’il n’y aura QUE Tatiana, Olga, et leur mère, celui-ci se sent trahi ( c’est dans le roman et c’est magnifiquement mis en scène par Cranko) lorsqu’il découvre qu’en fait, il y a tous les voisins auxquels le jeune homme a tourné le dos, lassé de les entendre lui parler du prix du blé, ou des veaux derniers nés. Cette société a fini par prendre ce garçon pour un original, et elle est un peu vexée de voir qu’il se rend chez les Larine et pas chez eux. Ces finesses apparaissent pendant la scène du bal.
Autre belle idée de Cranko : faire déchirer la lettre de Tatiana par Onéguine (dans le roman, il la prend à l’écart et lui explique qu’il ferait son malheur en l’aimant, mais que s’il devait prendre une compagne, c’est elle qu’il choisirait ; d’ailleurs, un peu plus avant dans le roman, Onéguine a dit à Lenski : « quoi, toi, poète, tu as choisi cette Olga, sans profondeur, sans rien pour faire frémir un poète ? Alors que Tatiana semble si riche ! À ta place, c’est elle que j’aurais choisie.» Et il a déjà vexé sans le savoir ce jeune poète à peine sorti de l’enfance.
D’une part, on comprend qu’il par ce geste qu’il rejette Tatiano, d’autre part, cela permettra à la scène finale de trouver toute son intensité quand Tatiana rendra sa lettre à Onéguine et la déchirera de la même manière.
Cranko fait donc danser la société des voisins avec beaucoup d’humour ! C’est pendant ce bal qu’Onéguine, déçu d’avoir été trompé par Lenski, se venge en faisant danser Olga. Toute heureuse de son succès, Froustey/Olga s’amuse ; non ce n’est pas par caprice ! Elle n’a aucune arrière pensée, et elle s’étonne que Lenski en prenne ombrage ; quand celui-ci provoque Onéguine et lui demande réparation, Olga est bouleversée et reste interdite. Elle n’a fait que danser ! Tatiana, très digne après ce qu’elle vient de vivre, essaie aussi de l’en dissuader, mettant de côté son propre chagrin pour éviter un drame.
C’est peine perdue
Le duel rappelle un peu celui – postérieur – de Pierre Bezoukhof dans guerre et paix. Un duel malgré soi. Un duel idiot pour l’honneur auquel on participe sans le vouloir. Les deux sœurs tentent encore de l’empêcher, et sur l’avant-scène, Onéguine/Pech hésite ; il trouve cela inutile, stupide, il sait qu’il doit faire quelque chose pour éviter ce duel, mais les choses suivent leur cours, comme malgré lui. Lenski meurt
Le dernier acte s’ouvre sur la scène de bal, très belle, où l’on voit Tatiana heureuse auprès de Grémine/Duquenne qui donne beaucoup de poids à son personnage avec peu de choses à danser ; ce général est imposant, solide, sans tourment, sans état d’âme, très loin de la personnalité d’Onéguine. Les décors et les costumes, simples, légers, campent toute une ambiance de fête et de plaisirs mondains. C’est simple, c’est beau ; la robe rouge de Tatiana nous révèle qu’elle a accédé à une place dans le monde, à une certaine maturité, à un rang aussi. (Osta était superbe dans cette robe !)
Onéguine revoit donc Tatiana, qui semble l’ignorer, sauf qu’un mouvement en arrière de sa tête au moment où elle quitte le bal avec son mari, prouve qu’il n’est en rien.
J’aime beaucoup une fois encore ce qui se passe sur l’avant-scène entre deux rideaux, où toute la vie défile sous les yeux d’Onéguine ; le passé le hante, les années n’ont rien effacé ; il ne s’est pas pardonné la mort de Lenski, et tout ce qui en a découlé.
Plus tard, dans son boudoir, Tatiana supplie son mari de ne pas la laisser seule ; il la cajole, lui renouvelle toute son affection, mais il a à faire, et s’en va ; entre Onéguine.
J’avais vu sur youtube beaucoup de pas de deux de cette scène ; Pech le danse avec beaucoup de regret, un vrai amour qui s’exprime enfin, une tendresse qu’on ne lui connaissait pas jusqu’à présent et qui nous émeut. Il est donc capable d’être tendre ? Comme s’il avait fallu tous ses drames pour qu’il puisse être lui-même et s’avouer qu’il aime Tatiana. Elle hésite entre sa passion et son devoir. Mais elle finit par lui rendre sa lettre et le congédie ; ce pas de deux coulait tout seul, sans laisser voir le moindre effort, pour nous narrer tous les méandres et les fluctuations du coeur ; ces deux êtres s’aiment, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, mais il est trop tard. Tatiana presque heureuse de lui faire vivre ce qu’elle a vécu au moment où elle lui rend la lettre le regrette aussitôt l’instant d’après ; on comprend que plus jamais elle ne trouvera la paix ; le retour d’Onéguine a brisé le fragile équilibre qu’elle avait construit tant bien que mal avec Grémine.
Je salue ici la performance d’acteurs des danseurs qui racontent une histoire, dévoilent les méandres de l’âme humaine, ses conflits, tout ce qui se passe sous un crâne, avec un talent qui force l’admiration. Les pas de deux entre Pech/Osta étaient vraiment de toute beauté. On comprend très bien qu’Onéguine n’a rien voulu, mais a tout provoqué. Tatiana force le respect et la compassion.
Cranko en 1H 30 raconte tout un drame, avec mille finesses psychologiques et des moyens simples. C’est beau, c’est simple, c’est émouvant, c’est intelligent, et c’est tout en subtilité…
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compte rendu que j'ai posté sur le forum de Cathy, danserenfrance.