Lors de la dernière série de Giselle en 2020, j’avais eu le bonheur de voir la Giselle de Dorothée Gilbert aux côtés de Mathieu Ganio. Audric Bézard complétait le trio et le corps de ballet se mettait à l’unisson pour servir la narration. Vous pouvez retrouver le compte rendu ICI. La représentation avait été poignante et d’une maîtrise éblouissante.
J’avais donc hâte de découvrir Gilbert aux côtés d’Hugo Marchand, son partenaire de prédilection, car j’avais été profondément bouleverseé par leur Roméo et Juliette de l’été dernier. Voir ICI.
Fabien Révillion qui est un artiste que j’affectionne particulièrement campait Hilarion : tout s’annonçait au mieux.
Hélas, lors de cette première, le premier acte fut un beau gâchis ! Non pas chez les solistes, bien au contraire, c’est même Dorothée Gilbert véritable prima ballerina assoluta qui a sauvé le tout, mais le corps de ballet a montré une technique approximative, avec ses décalages constants les uns avec les autres, le summum étant lorsque les amies de Giselle, 8 au total, offre d’un côté un trio parfait et de l’autre un quintette en retard sur le tempo et peinant à aligner les pas. Par ailleurs, les danses paysannes ont perdu leur charme champêtre, n’offre aucune fraîcheur, aucune joie, et je préfère ne pas parler du pas de deux des paysans : le tout fait plus penser au laborieux spectacle d’une école de danse en fin d’année qu’à l’opéra de Paris et on se demande ce que Dorothée fait là, au milieu de ce spectacle indigent. Comment avec un premier acte calamiteux au possible, la scène de la folie peut-elle prendre toute sa puissance ?
J’avais beau être éblouie par Dorothée, je regrettais presque d’être venue, surtout si l’on rajoute les fausses notes de l’orchestre, notamment des cordes médiums et des vents.
Il était donc vraiment difficile pour Hugo Marchand de donner une réplique parfaite à Dorothée au premier acte et Fabien Révillion n’est pas plus aidé, puisque le plateau bafouille à leurs côtés : on a de la peine de voir de tels artistes dans un tel contexte, le tout ne prend pas.
Heureusement, un miracle est toujours possible et il a eu lieu au deuxième acte.
Des Giselle, j’en ai vues, à commencer par Pontois et Atanassoff, inoubliables, en 1974. Giselle reste l’un de mes ballets préférés car le drame explose de façon complètement inattendu et en peu de temps au premier acte, et le deuxième acte offre la quintessence même du romantique : mort, pardon, sacrifice, monde de l’au-delà inaccessible mais dont on peut malgré tout capter un écho, une voix, une image dans la nuit.
Dorothée Gilbert devenue totalement immatérielle, n’est plus qu’un peu de brume que le vent façonne à sa guise : ses équilibres, ses tours planés, ses arabesques, sa merveilleuse petite batterie prennent une beauté qui n'est plus de ce monde. Seule Bessmertovna a su rendre sa Giselle aussi fantomatique. Ses bras évanescents s’arrondissent ou se meuvent comme les volutes de fumée dans un courant d’air. Transparente, volatile, humble mais puissante tout à la fois, c’est un esprit que la force de son cœur anime.
À ses côtés, Hugo Marchand est un Albrecht poignant, plein de remords ; sa danse magistrale aux lignes magnifiques malgré sa grande taille, à la fois puissante et terriblement humble, crée un contrepoint d’une infinie poésie à celle de Giselle.
Il est bien vivant lui, de chair et de sang, mais rongé de chagrin.
Leur pas de deux a suspendu le temps, et leurs corps qui ploient, se déploient, se rencontrent et s’effleurent comme en rêve est un summum de beauté et de poésie.
À leurs côtés, le corps de ballet implacable, a la beauté à la fois immatérielle et minérale comme si des gisants de pierre s'étaient animés, leur compose un écran idéal. Ces Willis évoquent les cruelles filles du roi des Aulnes, qui conduisent la ronde nocturne, ou encore l’hymne à la nuit de Novalis incarné ici dans toute sa perfection : « Un jour je répandais des larmes amères ; la douleur avait dissipé mon espérance, et j’étais seul auprès de ce tombeau sombre qui cache tout ce qui faisait la force de ma vie ; seul, comme personne ne pouvait l’être, sans appui et n’ayant plus qu’une pensée de malheur ; j’appelais du secours sans pouvoir aller ni en avant, ni en arrière, et je m’attachais avec ardeur à cet être que j’avais vu mourir. Alors, des lointains bleuâtres, des lieux témoins de mon ancienne félicité, un doux rayon vint à poindre ; la pompe terrestre s’enfuit, et avec elle ma tristesse ; je m’élançai dans un monde nouveau, immense, tu descendis sur moi, inspiration de la nuit, sommeil du ciel ; la contrée s’éleva peu à peu, et sur la contrée planait mon esprit dégagé de ses liens. Le tombeau près duquel j’étais assis, m’apparut comme un nuage, et à travers ce nuage j’aperçus les traits rayonnants de ma bien-aimée. L’éternité reposait dans ses yeux, je pris ses mains, et mes larmes coulèrent en abondance. Les siècles s’en allèrent au loin comme un orage, tandis que, suspendu à son cou, je versais des pleurs délicieux. Ce fut là mon premier rêve, et depuis j’ai senti dans mon cœur une foi constante et inaltérable au ciel de nuit, et à ma bien-aimée, qui en est la lumière. »
Le corps de ballet froid, lunaire, minéral et glaçant et pourtant d’une éblouissante poésie offre un contraste saisissant avec la mort du malheureux Hilarion, être pour qui on éprouve une profonde compassion, car il n’a jamais espéré être aimé de Giselle et ne peut ni l'oublier ni se consoler ; il l’aime par delà la mort, qu’il trouve lui-même d’une façon cruelle. On aime cet être banal, qui a passé comme un rêve dans la vie et meurt sans que quiconque se soucie de lui. Cela change des Hilarion brutaux, parfois odieux.
La dernière variation de Gilbert avec sa batterie ciselée, ses sauts vers l’arrière qui évoquent l’envol des phalènes au clair de lune, sa légèreté absolue, nous rend le temps trop court ; à cette infinie poésie succède peu de temps après le cœur battant d’Hugo Marchand qui vibre avec amour, avec abandon, dans une série d’entrechats 6 emplie d’une émotion poignante ; notre cœur bat à l’unisson et on oublie l’extraordinaire prouesse physique.
Enfin, félicitations aux lumières, car cette année, c’est merveilleusement éclairé
Citons encore la très belle Willis de McIntosh. En revanche, la Myrtha de Colasante excessivement puissante, ne nous convainc pas vraiment. On voit une danseuse qui en fait trop et plus un personnage. Sa Myrtha de 2020 était plus nuancée.
Un petit mot sur la rayonnante Giezendanner, toujours aussi radieuse sur scène, poétique, musicale, vivante. Quand on voit les 7 autres amies de Giselle dont 5 le soir de la première ont du mal à s'accorder et à suivre le tempo, on se demande vraiment ce qu'elle fait " encore" là...