John Neumeier, Sylvia 1) première articles d'une série consacré à ce chorégraphe sensible, imaginatif, poétique et humain, qui sait conter les histoires comme personne.
J’ai eu l’occasion, pendant mes presque trente-cinq années de spectatrice, plus ou moins assidue suivant les saisons, de voir quelques-unes des œuvres de John Neumeier.
Tout d’abord, Le songe d’une nuit d’été, en 1983, puis Vaslaw, œuvre sur Nijinsky qui ne m’a bizarrement laissé aucun souvenir alors que je me rappelle l’avoir beaucoup aimé.
Plus tard, j’ai découvert émerveillée Sylvia, que l’opéra de Paris a repris il y a quelques années. Je crois que de tous, c’est le ballet que je préfère.
Enfin, j'ai vu la Dame aux camélias il y a deux ans, mais malheureusement, pas avec la distribution pour laquelle j’avais pris des places, Ciaravola s’étant blessée.
Grâce à la vidéo, j’ai pu compléter cette modeste liste avec La Petite sirène, Nijinsky, Parsifal.
Quelques éléments biographiques
Il est étonnant que ce chorégraphe, d’origine américaine – il est né dans le Wisconsin -, se soit comme enraciné dans cette vieille Europe, et en même temps, c’est une évidence…
Tant de sensibilité, de goût du passé, de référence à des mythes ou des contes d’autrefois… L’Europe lui a offert le sol idéal où sa nature subtile, mélancolique, rêveuse, délicate et poétique a pu s’épanouir totalement.
Neumeier a d’abord été danseur : il a étudié au Royal ballet school de Londres, puis à Copenhague. Engagé par Cranko au ballet de Stuttgart, il a dû trouver en ce chorégraphe et ce maître de ballet une première influence terriblement nourricière. Cranko est un homme de cœur, d’émotion et de liberté. Et un merveilleux chorégraphe lyrique, mais non pas emphatique… Un passage éclair par Francfort avant de s’établir à Hambourg, où débute véritablement son travail passionné de chorégraphe.
Il a tout juste trente ans…
Va commencer un double travail de « réorganisateur » de cette troupe et de créateur, car outre les ballets, il crée aussi parfois lui-même costumes, décors et conçoit les lumières. Plus de 100 créations voient le jour. A presque 70 ans, il dirige toujours cette compagnie et continue régulièrement d’être invité le monde entier pour y transmettre ses œuvres.
Sylvia
Ma préférée est sans conteste Sylvia, dont je parlerai aujourd’hui.
Il est à noter que Sylvia a été créé pour l’opéra de Paris par Monique Loudière dans le rôle-titre en 1997.
Sylvia nous conte l’histoire de cette nymphe chasseresse qui se laisse émouvoir par l’amour, puis lui ferme sa porte. A la fin du ballet, nous sommes envahis par une profonde et indéfinissable mélancolie. Dans des décors et des costumes plus que sobres, ce ballet, profondément humain, touche la partie la plus vulnérable de nous même et aussi la plus secrète.
Sylvia qui refusera d’aimer d’Aminta et le reverra bien des années plus tard, dans la forêt où l’hiver a chassé les êtres du passé, et où les rires de l’été ne sont plus que de pâles échos fantomatiques, est l’une des nymphes de Diane chasseresse, qui elle aussi, a son histoire d’amour secrète : elle aime le bel Endymion qui dort pour toujours.
Un magicien :
A peine s'est-on assis que Endymion le bel endormi autrefois aimé de Diane se meut sur l'avant scène, yeux fermés, alors que l'orchestre n'est pas installé et que la lumière est allumée permettant aux gens de prendre place. Puis la lumière s'éteint ; et des flèches fusent de la salle vers la scène : les Chasseresses, sur appel de cors joyeux et étincelants, investissent un peu la salle avant que le rideau se lève.
Une porte s'ouvre dans le fond de la scène.
Là apparait Amour les yeux bandés, un arc à la main, accompagné par des petits êtres facétieux en salopettes qui m'ont rappelé le Puck du Songe d'une nuit d'été; ils sont très drôles, bondissants, pleins d'insouciance et prennent en photo Amour!
Et voilà la magie de Neumeier : superposer des univers irréels, magiques, malicieux, pleins de jeunesse et d'espièglerie avec des univers humains où les plaisirs succèdent aux joies, où les doutes cèdent la place à l'incertitude, au regret, où les désirs s'ils sont comblés n'apportent pas forcément le bonheur, où le temps, maître absolu, passe inexorablement...
Une construction habile
Autre détail très attachant : chaque personnage danse à différents moments du ballet un petit leitmotiv de pas : ainsi, Amour a un jeu stylisé de bras, il tourne sa tête de façon saccadée dans différentes directions, et cet enchaînement de pas que le spectateur peut facilement identifier, ce leitmotiv joue un rôle très fort dans la mémoire. Il tisse un réseau d'émotions indépendant de ce qui se passe sur la scène et crée un ballet parallèle qui suit son cours indépendamment de celui qui se déroule sous nos yeux...
Ces leitmotive, on les retrouve aussi dans la musique, notamment une jolie et nostalgique mélodie à la flûte qui joue un rôle fort dans le déroulement du ballet !
Puis arrivent les esprits de la forêt,aux gestes fluides et poétiques, tout de vert vertu. Leur doux pas de deux laisse bientôt à la place aux chasseresses qui surgissent guerrières, jeunes, belles, en short et gilet moulant, un arc à la main. Pleines de vie, de fougue,d'ardeur, de jeunesse, elles rivalisent de vitalité et de force entre elles ; elles ont elles aussi leur petit leitmotiv : saut de chat à l'italienne, battement de face pied flexe, jeu de hanche, et ces mouvements les accompagnent à chaque fois qu'elles viennent en scène pour affirmer leur appartenance à un clan : Sylvia l'utilisera plus d'une fois pour résister à Aminta, pour refuser l'invitation d'Amour, pour marquer sa fidélité à Diane...
Diane quant à elle, entend bien que ses chasseresses lui obéissent et lui soient fidèles ; c'est dans la force de son caractère que réside sa virilité ; mais lorsqu'elle se remémore son amour pour Endymion qu'elle retrouve pour un pas de deux magique, car Endymion doit vraiment avoir l'air de dormir sur scène, ses gestes semblaient remplis d'air ; il surgit d'un autre monde, s'ouvre pendant quelques instants à celui de Diane avant de sombrer de nouveau dans un sommeil lourd, où plus rien du monde de Diane ne lui parvient.
On réalise alors que la dureté de Diane n’est qu’une carapace ; face à l’amour perdu, elle n’est plus qu’une femme éperdue de regret, de chagrin.
Le premier acte reste mon préféré parce qu'il mêle humour, amour, poésie, facétie, lyrisme, pas de deux, solos, et que tout cela s'enchaîne d'une manière parfaite
Le second acte, le bal, est plus brillant, mais si Sylvia découvre sa féminité, elle se perd aussi elle-même :
le retour d'Aminta dans le bois de sa jeunesse est poignant, car le berger n’est plus que douleur ; il revoit Sylvia et le pas de deux qui suit est bouillant d'amour ; il ne la laissera pas partir une seconde fois ; elle aussi réalise qu'elle l'aime... mais sa vie est faite ; un homme vient la chercher ; et Aminta reste désespéré dans le bois vêtu de blanc, couleur de l'hiver, de la fin de la vie, tandis que les chasseresses, immuables, éternelles continuent comme par le passé à hanter les bois, indifférentes au temps qui passe et aux amours humaines
Vocabulaire et style
Sur le plan technique, Neumeier parvient à mêler technique classique, mime revisité, esprit contemporain, en un joyeux pêle-mêle qui signe son style unique, d’une grande finesse. Les émotions, toujours à fleur de peau, touchent subtilement les spectateurs qui ressentent par empathie ce que vit chaque personnage.
Il a ce don d’apporter du poétique avec trois fois rien, dans chacun de ses ballets ; un décor, un costume, un personnage… il fait exister tout un univers imaginaire, immatériel, comme un monde parallèle extraordinaire.
Il sait aussi exploiter les ressources du théâtre, mais sans jamais oublier la danse. Ainsi, quand les nymphes s’entraînent au tir à l’arc, ou bien comparent leur adresse, mêle-t-il à une sorte de mime fluide, simple, lisible, des pas qui signent précisément ses nymphes ; elles chassent, elles s’exercent, elles vont au bain, elles sont jeunes, belles, agiles, et tout cela s’enchaîne comme si tout à coup, on soulevait la page d’un livre de mythologie pour y jeter un œil et y voir en cachette la vie de Diane et de ses compagnes…
Proche de l’enfance.
Par ailleurs, Neumeier n’a pas son pareil pour entremêler à son récit des éléments « décalés »
Ainsi, en plein récit mythologique, voit-on apparaître par une porte ouverte dans le fond de la scène des petits personnages qui défilent à vive allure, jettent un coup d’œil, prennent des photos au flash, et s’enfuient à toute vitesse, le tout dans un anachronisme incohérent et drôle qui apporte de la dérision, de la gaîté, de l’humour, de la légèreté, mais surtout une grande fraîcheur enfantine.
Est-ce par ce qu’il est américain ? Neumeier ne s’interdit rien, mais avec un goût très sûr : il a ce don qu’ont les enfants de ne pas s’embarrasser de ce qui est vrai ou pas pour construire leur histoire ; son solide sens du ballet, de la chorégraphie se mêle à une imagination enfantine puissamment créative.
Savoir conserver sa part d’enfance et pouvoir l’exploiter dans ses créations avec la maturité et le savoir-faire d’un adulte donne à cette Sylvia quelque chose d’unique, qui résonne ensuite longtemps dans notre esprit et notre cœur.
Car Sylvia, sous nos yeux, construit son malheur
Le temps, à la fin du second acte, n’est plus aux jeux ; la vie a passé, et le dernier pas de deux entre Aminta et Sylvia nous dévoile leur rencontre ratée, leur regret, et l’amertume qui accompagnera la fin de leur vie.
Sylvia a troqué sa tenue de chasseresse puis de reine de bal contre une affreuse robe marron qui montre sa nouvelle condition de femme « rentré dans le rang ». Aminta a les cheveux poudrés de neige ; il est en hiver.
Voilà l’univers de Neumeier dans ce Sylvia : de la poésie, de la magie, de l’enfance, de la liberté, un joyeux mélange organisé et maîtrisé… et des personnages humains, qui existent réellement sans renoncer à leur origine mythique.
J’ai eu la chance de voir en 2004 deux distributions, aussi émouvantes l’une que l’autre, même si sur le plan de l’émotion, j’ai vraiment préféré la seconde ; j’en parle ici.
Lune avec Dupont/Legris/Gillot/Leriche (Orion)/ Martinez (Endymion) ; la première a donné lieu à une captation
L’autre avec Abbagnato (Sylvia) Leriche (Aminta) Averty (Diane) aurait tout autant méritée d’être immortalisé
Dans cette seconde distribution, Abbagnato et Leriche incarnent des personnages humains, bouleversants, inoubliables.
Les photos sont extraites du DVD Sylvia, édité chez TDK avec Dupont,Gillot, Leriche, Legris, Martinez