Quand les artistes parlent couramment le Noureev…!
Sae Eun Pak, Paul Marque et Pablo Legasa ont été en état de grâce ce dimanche 30 juin. Cela arrive parfois, quand tout à coup, les interprètes racontent non seulement tous la même histoire, mais qu’en plus, la technique qui est à son sommet, est entièrement au service de la narration. Il se passe alors entre le public et les artistes quelque chose d'inoubliable dont les traces impalpables vibreront toujours. Et c’est bien pour cela qu’on retourne, année après année, voir des Lac, des Giselle, des Sylphides, pour partager avec les artistes ces moments imprévisibles, qui ne se produisent pas systématiquement à chaque fois, même si c'est la même distribution, mais qu’on n’oublie jamais lorsqu’ils arrivent.
Prologue
En ce dimanche 30 juin, le Lac des cygnes s’ouvre sur un Prince endormi sur un trône, pendant que sur scène, se déroulent ses rêveries. Il y aurait beaucoup de choses à dire du point de vue psychanalytique sur la symbolique de la princesse transformée en oiseau par une figure de l’ombre. Mais ce qui est sûr, c’est que Paul Marque ce jour-là arrive, je ne sais pas quelle magie, à nous faire entrer dans son esprit : on y lit clairement tout ce qui s’y passe. Et on peut donc voir tout le ballet comme si on était le prince. La sensibilité de Paul Marque, artiste d’une infinie subtilité artistique donne une immense lisibilité à cette version de Noureev, si décriée aujourd’hui, alors qu’elle est de toute beauté, si les artistes ont la maturité suffisante pour la danse : ainsi, l’enfermement mental du prince est total et quand bien même il le voudrait, il n’a pas accès au monde extérieur et c’est de l’esprit du Prince que l’on va suivre tout le drame.
Acte 1
Lorsque la cour arrive après ce prologue-drame intérieur, on se rend vite compte que ce prince est un enfant qui n’a pas pu grandir, un petit garçon qui voudrait vivre, être heureux, de toutes ses forces, mais à qui on n’a pas donné les clés pour s’intégrer au monde extérieur ; qu’il le veuille ou non, sa vie se passe dans sa tête, et le jeu tout en nuance de Pablo Legasa présente une nouvelle interprétation de Rothbart : Legasa ne fait pas de grand mouvement de cape, il n’est pas brutal, il ne virevolte pas dans tous les sens, il n’est pas machiavélique, il est là comme un gardien du seuil, tout-puissant, qui empêche le Prince de franchir la limite qui le sépare du monde extérieur ; quoi qu’il fasse, il échoue. Rothbart devient une allégorie, un symbole de ce qui verrouille le désir du Prince, une sorte de Surmoi, implacable, plutôt qu’un précepteur aux intentions obscures.
La variation mélancolique du Prince confirme son impuissance à vivre, bien qu’il le veuille de toutes ses forces, mais quoi qu’il fasse, il sait qu’il échouera. Ses lignes étirées, ses cambrés désaxés, expriment à la fois la douleur et l’impossibilité de prendre la vie à bras le corps. Le Prince est en même temps si léger, qu'on a peine à croire à sa réalité.
Ensuite, lorsqu’il tente malgré tout de se mêler à la joyeuse cour et aux jeunes filles gracieuses, le simple bras posé par Rothbart sur lui le cloue sur place, comme si l’interdit, le tabou lui étaient dictés par son inconscient.
Le pas de trois arrive comme une bouffée d’air, magnifiquement dansée par une Marine Ganio pétillante à souhait, une Aubane Philbert pleine d’ardeur et un Arthur Raveau à la superbe élévation.
La danse des coupes est enlevée avec panache, et le premier acte s’achève sur un prince qui symboliquement, avec son l’arbalète, est invité à prendre sa vie en main. Quel désir vise-t-il ?
Acte 2
Mais lorsqu’Odette/Park entre en scène, Siegfried est en plein rêve. Et dans ce songe, la cygne-reine qui ne sera jamais à aucun moment une femme, est son double féminin : Sae Eun est tellement irréelle, d’une fragilité si absolue, qu’elle pourrait à tout moment disparaître en fumée. Toute dévouée à ses cygnes lyriques et plaintifs, elle ne croit en rien, car tout est perdu d’avance, et c’est ce que raconte le pas de deux : le drame se refermera impitoyablement sur le prince et son rêve évanescent. Et c'est bien ce fatum que Tchaikowsky avait en tête quand il écrit la partition : " C'est le fatum, cette force du destin qui nous interdit de goûter le bonheur (...) qui reste suspendue comme une épée de Damoclès et sans répit nous empoisonne l'âme. S'il ne nous reste que la résignation et la tristesse, il est alors préférable de tourner le dos à la réalité et de se laisser aller au rêve."
Dans ce contexte, la coda d’Odette est un summum de désespoir, dont l’intensité gagne le spectateur et le cloue sur place. Il est surprenant qu’après une danse tout en retenue, en lyrisme, en apesanteur, cette coda montre cet oiseau-rêve qui se débat de toutes ses forces pour échapper à son destin, dans un dernier sursaut d’énergie, tout en sachant que cela ne servira à rien. Là encore, la métaphore est magnifique.
L’acte III offre un beau moment de danse pleine d’énergie ; on réalise une fois de plus que ce n’est pas la chorégraphie qui doit être intéressante, mais ce qu’en font les interprètes. Et ce dimanche après-midi, on est gâté : je retiens surtout la poésie de la Czardas, l’énergie de la danse espagnole, et la gaité sautillante de la danse napolitaine menée une Millet-Maurin enjouée à laquelle Manuel Garrido donne la réplique. Quant aux fiancées, quelle grâce ! J’aurais pu les suivre toutes les 6 sur scène encore de longues minutes, tant j’étais émerveillée par la fluidité de leurs mouvements, la gracilité et la féminité de leur danse. Et c’est si bien dansé que lorsque Odile arrive, personne n’est préparé au drame qui va suivre :
Dès qu' Odile entre en scène, quelque chose vénéneux se faufile dans la fête, mais à peine palpable, car il règne aussi une forme d’insouciance qui rendra d’autant plus tragique le dénouement de cet acte. Pablo Legasa a dansé sa variation avec un brio exceptionnel. Ses sauts incisifs, tranchants comme des faux, annoncent la mise à mort symbolique du prince. Lequel, au contraire, pense avoir enfin trouvé la clé pour vivre : sa variation montre une ardeur, une joie, une libération qui en font en pendant magnifique à la variation de l’acte 1. Les sauts s’envolent, tandis qu’à l’acte 1, il ne pouvait prendre son envol ; ce n’est pas seulement le sentiment amoureux qui l’anime, mais aussi la joie de se sentir vivant, vibrant, ayant enfin trouvé les clés de la liberté ; Il sait enfin qui il est, et se sent enfin légitime pour vivre sa vie comme il l’entend. Et son désarroi est d’autant plus poignant lorsqu’il réalise que ce nouveau fantasme ne franchira pas les portes de son esprit. Le passage où d’une façon machiavélique Rothbart lui fait à nouveau jurer son amour, comme il l’avait fait à l’acte 2, est d’une perfidie absolue.
Lorsque le douloureux acte 4 commence avec la sublime musique de Tchaikowsky et les plaintes des cygnes, on sait que tout est déjà fini. Princesse comme prince vivent leurs derniers instants sans lutter ; ils s’inclinent devant le destin. Et leur renoncement au bonheur sur les thèmes aux hautbois nous meurtrit complètement. Rothbart n’a même pas à lutter contre le prince, qui est déjà vaincu. Quel intelligence, chez Noureev, de reprendre en partie le duo de l’acte 1, mais ici, avec un prince qui ne peut plus lutter car il réalise que tous ses rêves ne lui ont été d’aucune utilité ; ils s’ouvrent sur un néant total, sans espoir. La dernière lueur incarnée par le cygne-rêve est anéantie par Rothbart et le prince sombre dans le « lac de larmes » de son désespoir.
À ce moment, et pour la première fois de ma vie, j’ai vu tous les cygnes littéralement flotter sur l’eau-scène, je ne voyais plus des danseuses, mais des oiseaux blancs, toutes plumes déployées, sur l’eau sombre du lac, embrumée par la détresse du prince. Quel merveilleux épilogue, pour cette tragédie, que cet ultime chant des cygnes.
L’orchestre a été dirigé avec doigté par le chef d’orchestre estonien, Vello Pähn qui a superbement mis en valeur les cuivres souvent indisciplinés de l’orchestre, et réussit à faire entendre chaque plan sonore avec une clarté nimbée d’une immense poésie.
J’ai versé beaucoup de larmes tout au long du ballet, et sans m'arrêter les dernières minutes, ce qui ne m’était pas arrivé sur un Lac avec autant d'intensité depuis Letestu/Le Riche /Romoli en 2006, et en l’écrivant, j’en ai encore les larmes aux yeux. Il y a l’émotion, mais aussi ce fameux « rasa » indien, qui naît directement de l’intensité de tous les artistes sur scène, autrement dit de ce sublime instant de grâce. Car le corps de ballet était lui aussi magnifique, et tous les artistes étaient comme en symbiose, animés par cette grâce qui a fait se lever d’un bond tout Bastille : superbe standing ovation !
Ce compte-rendu pour remercier tous les artistes du fond du cœur, ainsi tous que les techniciens de la scène, José Martinez et tous les répétiteurs, qui redonnent tout son lustre au ballet de l’opéra de Paris.