Cette distribution de haut vol nuance de mille détails la narration de Cranko et la rend unique. Elle atteint la même beauté et la même profondeur que lorsque Ciaravola dansait avec Moreau ou Ganio, duo d’exception que complétaient Paquette ou Duquenne (Grémine) Froustey ou Giezendanner ( Olga) et Révillon ou Heymann ( Lenski). Chaque intention des danseurs est d’une lisibilité à couper le souffle et on ne peut que s’émerveiller d’une technique uniquement mise au service des émotions, des sentiments, et de la narration.
Dès le premier acte, chez les Larine, Tatiana, discrète, rêveuse, se tient en marge du monde et sans sa sœur, le fil qui la relie au monde réel se briserait. Gilbert n’a pas son pareil pour sembler fragile et distante, elle qui peut être tellement flamboyante en Kitri ou séductrice en cygne noir par exemple. A ses côtés, Olga, toute de vivacité et de fraîcheur incarnées est dansée par la sémillante Aubane Philbert aux bras graciles et déliés. Sa danse pétillante met en lumière la jeunesse et l’amour candide parfaitement incarné par un Guillaume Diop très en forme. Les portés légers et lyriques expriment toute l’innocence d’un premier amour.
C’est dans un miroir que les visages de Lenski et d’Onéguine apparaissent ce jour-là pour les deux sœurs. La nounou l’a placé sur une table pour qu’amies et sœurs y découvrent grâce à la divination le visage de leur futur mari. Si Olga, ravie, s’élance dans les bras de Lenski qui, lui rendant visite s’est approché à pas de loup pour lui faire une surprise, Tatiana, elle, sursaute lorsque le visage d’Onéguine surgit tout à coup dans le miroir. Voilà qui présage la suite.
Onéguine, tourmenté par quelque chose qui le dépasse, lutte avec lui-même. Sa variation oscille entre mal de vivre et aspiration à quelque chose d’indicible. Pourtant, il s’efforce chez les Larine d’être un hôte attentionné et présente avec courtoisie son bras à Tatiana, s’efforçant d’être aimable. Hugo Marchand a dansé sa première variation avec des différences de ton qui la rendent poignante. On sent les tourments, le vague à l’âme, la mélancolie toute slave. Son regard sur le livre de Tatiana dit sa surprise et non son dédain.
Dans sa chambre, Tatiana endormie voit surgir du miroir un Onéguine idéal et fougueux : l’intensité du pas dedeux offre des portés magnifiques et des figures acrobatiques pleines d’intensité et d’onirisme, comme si les interprètes évoluaient dans un monde où l’apesanteur n’existe plus. Si bien que lorsqu’elle s’éveille, Tatiana est persuadée qu’elle sera aimée et elle fait porter sa lettre en toute confiance.
Le deuxième acte met en scène la société provinciale avec beaucoup d’humour. Tout le monde s’apprête à passer une bonne soirée, mais Onéguine, qui n’arrive pas à être en paix avec lui-même, s’agace vite des regards inquisiteurs et des lorgnons qui l’épient et le ton va progressivement monter. Lorsqu’il invite Tatiana à danser pour se faire pardonner la lettre rendue, il constate que toute la société les épie. Marchand montre à ce moment là un agacement proche de la révolte ; encore un peu, il enverrait tout le monde promener et prendrait la fuite. Mais, déjà exaspéré par les larmes de Tatiana blessée en reprenant sa lettre, il décide de faire enrager Lenski : Olga s’élance joyeusement avec lui dans une danse enjouée sans penser à mal ; elle s’amuse de l’empressement de Lenski à s’interposer entre elle et Onéguine. Le poète, d’abord incrédule, puis vexé, puis jaloux, sent la colère l’envahir qui se transforme en rage. Diop ne contient plus celle-ci tandis que le trio lui répond chacun dans son ton. Onéguine et Olga comme de sales mômes, Tatiana, brisée et humiliée tente de l’apaiser. Autour d’eux, les invités interloqués voient tout à coup Lenski gifler à deux reprises le visage d’Onéguine de ses gants. Celui-ci, désespéré, réalise trop tard que de sa mauvaise farce a surgi un drame : il est anéanti. Et nous spectateurs, cette montée d’émotion nous laisse sans voix.
Avant le duel, la variation de Lenski est un vibrant adieu au bonheur et à la vie. Diop danse avec beaucoup d’intensité cette variation ; les tentatives d’Onéguine et des deux sœurs pour le faire changer d’avis n’y font rien. Il meurt. Tatiana, détourne alors son visage d’Onéguine : elle ne lui pardonnera jamais la mort du poète. Quant à nous spectateurs, nous sommes anéantis.
Au troisième acte, Onéguine dans un éclairage bleuté est tout à coup entouré de jeunes filles en robes de bal, blanches, et vaporeuses ; les intentions d'Hugo sont claires : hanté par les voix du passé, ses anciennes conquêtes, sa vie d'autrefois insouciante, il sait que sa jeunesse ne reviendra plus : il a brûlé sa vie, et il est brisé. Marchand puise au plus profond de lui un désespoir qu'il nous communique avec une économie de moyens prodigieuse. Il sait avec très peu de choses faire passer des émotions profondes ; une épaule, un mouvement de tête, un dos qui se voûté légèrement, une main qui se crispe... c'est impressionnant de vérité. Devant Tatiana qui est devenue l’épouse de Grémine, il ne sait pas s’il doit partir ou rester. Il exprime une détresse qui nous touche profondément. Il est clair que Tatiana ne lui a toujours pas pardonné.
Mais dans le boudoir se révèle une autre vérité. Tatiana, alors qu’il doit partir, veut retenir son mari près d’elle ; elle lui offre des preuves d’amour très démonstratives qui l’étonnent et auxquelles, visiblement, il n’est pas habitué. Est-elle souffrante ? Il revient sur ses pas mais ne comprend pas pourquoi sa femme est aujourd’hui si passionnée. Et comme Tatiana s’accroche à lui, refusant de le laisser partir, il détache les mains agrippées à son manteau, prend sa casquette d’officier sous le bras, et militairement, claque des talons, la salue froidement et sort. Conforti donne à Grémine beaucoup de nuances là encore, un mari aimant, et attentif mais pas passionné qui a fait passer le devoir avant les sentiments.
Tatiana qui a tenté de puiser dans l'amour conjugal de la force pour faire barrage à sa passion pour Onéguine se sent perdue : il est devant elle, comment va-t-elle pouvoir lui résister : le dernier pas de deux des deux artistes, passionnel, exprime un désir insurmontable. Au prix de quel effort Tatiana arrive-t-elle à échapper à ses bras et à déchirer sa lettre ? Puis à le congédier ? Ils sont brisés tout les deux et auront le choix soit de se revoir, poussés par ce désir plus fort qu’eux, soit de mourir, au moins symboliquement.