Cette œuvre du chorégraphe suédois fait partie de mes favorites, au même titre que Ivan le terrible De Grigorovitch, ou bien Giselle,de Perrot/Coralli, ou encore Sylvia de John Neumeier ou le Mandarin Merveilleux de Béjart.
C’est l'une des oeuvres les plus incroyables que je connaisse, bourrée d’émotions, de fantaisie, de douleurs, d’énergie, d’humour, de vitalité, de dérision… Servie par les talents de l’Opéra de paris, ( dvd commercialisé, quelle excellente idée !) c’est sans conteste un chef d’œuvre !
Appartement est accompagné, sur scène par le Fleshquartet, musiciens suédois qui ont dopé leurs cordes de quelques décibels électroniques supplémentaires… Le résultat : désopilant et bouleversant, enthousiasmant et décoiffant ! On se sent malmené, dérangé, mais en même temps, on veut savoir… quoi ? l’envers du décor peut être, l’envers de ces vies quotidiennes dans ces appartements… où se jouent les petits ou grands drames de l’existence humaine ! On suit une dizaine de danseurs dans les méandres de la vie…
Décors et costumes :
L’appartement n’est évoqué que par un bidet, une porte, un four, des aspirateurs menés tambour battant au son d’une gigue Des groupes, des couples, des trios apparaissent, s’unissent, se désunissent, dialoguent ou se déchirent… quand ils ne sont pas plongés dans leur propre solitude !
Cette œuvre, servie par des décors restreints, utilise des costumes qui s'apparentent à des vêtements désassortis, ou ridicules : Claire Marie Osta porte une robe recouverte de pinces à linge, Kader Belarbi a un collant à rayures, Stephanie Romberg, de grosses sandales sur des collants épais et crèmes, José Martinez a de bizarres protubérances sur son costume élégant… les autres semblent être habillés avec ce qui leur est tombé sous la main…
Des costumes ne naît nulle drôlerie : plutôt un mal être, comme si l’on voyait plus loin que le vêtement, comme si quelque chose d’intime nous était livré sur le personnage.
Tout commence devant un faux rideau de l’opéra de Paris puis se poursuivra rideau levé. Sur la scène se tiennent les musiciens… comme dans Alice au pays des merveilles, on regarde l’envers du décors. Nous, les acteurs de nos vies quotidiennes, on en devient les spectateurs dans une chorégraphie excentrique et parfaitement maitrisée de bout en bout, jusqu’à l’évocation du drame avec ces bandes rouges qu’on colle sur les portes lorsqu’il y a eu meurtre. Mais comme dans Alice au pays des merveilles, Appartement ne se finit pas sur ce drame mais sur un époustouflant final où se rejoignent et se croisent les dix danseurs : ( dans le dvd : Osta, Leriche, Belarbi, Romberg, Gillot, Talon, Romoli, Carbone, Martinez et Hurel)
D’ailleurs, comme dans Lewis Caroll les portes ne s’ouvrent sur rien d’autre que du vide et de la non communication ; dans les fours se trouvent des bébés calcinés ; des aspirateurs pansus comme des cornemuses sonnent des gigues et entrainent avec eux les ménagères qui les manient ; les bidets cachent des visages de femme qui semblent malades, qui tremblent sous le regard parfaitement indifférents des hommes et les fauteuils prennent la forme de l’ennui de leur propriétaire…
Un engagement total
Il y a tant de vie, dans cette oeuvre, déclinée sur tous les tons et demi-tons! Mats Ek a une sensibilité hors pair, c'est sûr, et sous la dérision ce cachent parfois des larmes, de la peur, du chagrin. De l'amour aussi, mais qui ne peut être reçu, seulement donné, et maladroitement.
Ce que j’aime par-dessus tout, c’est l’investissement des danseurs dans cette œuvre : pour la servir, ils n’ont pas d’autres choix que de s’y mettre à nu, de se donner à fond, corps, âme et tripe, et de mettre au diapason leurs énergies, leurs vies, leurs pulsations profondes Car la musique, lente ou vive, pulse, comme la vie elle-même ! Et cette pulsation forte, profonde, accompagne l’œuvre tout du long et les danseurs en si parfaite osmose, et pourtant, tous si profondément individualisés.
Pas de virtuosité gratuite! Et pourtant, tous sont virtuoses!
Tous excellent ! Tous donnent leur énergie, leur vitalité, leur moi profond… Leur engagement, leur technique, la maîtrise de leur corps, époustouflante, leur virtuosité qui cède la place à une apparente facilité et simplicité, tout tient le spectateur en haleine, hypnotisé mais conscient de ce qu’il voit et ressent. Cette œuvre n’annhile pas les facultés mentales. La virtuosité pure plonge souvent le spectateur dans une sorte d’extase béate où s’engloutissent sa réflexion, son émotion, son esprit analytique ou critique. Ici, rien de tout cela. La virtuosité n'est pas exibée, car elle est au service du propos.
La gigue des aspirateurs est un petit morceau d’anthologie !
A l’opéra de Paris, elle était servie par cinq danseuses aux personnalités bien différentes, aux physiques eux-mêmes bien distincts, et ces femmes communiquaient tout à la fois par leurs pas et leur danse, une vitalité, un enthousiasme, un ras le bol doublé d’un moment de folie… Bref, une œuvre profonde, tonique et attachante, car les failles sont là, les mal êtres sont là, mais le tout emporté par une énergie, une vitalité qui met à l’unisson tous ces talents…