La Gita Govinda
Le chant du berger
Écrite en sanskrit par le poète sri Jayadeva au 12ème siècle, ce texte qui occupe une place spéciale dans l’histoire de la littérature et de la danse indienne, évoque l’amour entre Krishna et Radha, l’infidélité du dieu avec les autres Gopis, la souffrance de Radha, sa jalousie, puis grâce à l’intermédiaire de sa servante, son retour vers elle.
Cet amour serait l’allégorie de l’amour dévotionnel et montrerait l’âme s’égarant parfois loin de sa quête du divin, mais retrouvant le chemin du Divin lui-même.
Ces poèmes sont une sorte de point culminant de la poésie en sanskrit.
Jamais avant Jayadéva, personne n’avait introduit autant de lyrisme dans des vers en sanskrit.
Cette œuvre est chantée, scandée et représentée aujourd’hui encore quotidiennement, huit siècles après qu’elle ait été composée.
Ce poème fait écho au mouvement appelé Bhakti, qui veut dire dévotion, et qui est une branche de l’hindouisme qui se développe particulièrement au 12ème.
Légendes diverses
Pour les Indiens, l’œuvre est plus importante que l’homme qui l’a faite, celui-ci ayant forcément reçu son inspiration des dieux. Il ne faut donc pas s’étonner qu’on ait si peu de biographies sur les grands mystiques ou les grands artistes. Comme souvent pour ces êtres hors norme, la légende s’est emparée de Jayadéva, au point de mêler mythologie et réalité. Ainsi, le poète en route vers Puri et mort de soif, se vit offrir de l’eau par un berger qui n’était autre que Krishna lui-même le conduisant vers son destin et vers l’œuvre qu’il devait accomplir. Arrivé au temple de Puri, voyant à la place de la statue de Jagannath (avatar de Krishna), le jeune homme qui l’avait aidé, Jayadéva comprit que c’était le dieu en personne qui était venu à lui, et l’idée de Gita Govinda germa aussitôt.
Pourquoi Krishna est-il un berger ?
Dans son enfance, Krishna lui-même a été recueilli par les Gopis (les gardiennes des troupeaux) et a grandi près d’elle pour échapper à la cruauté d’un roi qui voulait sa mort, une prophétie ayant annoncé qu’il mourrait de la main de Krishna.
La vie et l’histoire de Jayadeva commenceraient donc dans un village près de Puri, et les légendes décrivent l’importance de la double influence sur le poète de sa dévotion au seigneur Jagannath – avatar de Krishna- et de son amour pour la tradition Mahari, c'est-à-dire pour la danse de temple.
La Gita Govinda a été composée, semble-t-il, pour la danse. On dit que Jagannath lui-même a un amour tout spécial pour ces poèmes et qu’il est toujours présent quelque soit l’endroit où ils sont chantés.
Pour inspirer le poète dans la composition de la Gita Govinda, le Dieu a mis sur sa route la belle Padmavati, devadasi du le temple de Jagannath. Devenue sa femme dans la vie, elle est décrite comme d’une grande beauté et dotée d’une grande sagesse ; c’est en quelque sorte une épouse idéale, dont la dévotion ardente à Krishna s’exprime toute entière par sa danse. Elle est pour Jayadeva, par son amour charnel pour lui et mystique pour le dieu, la source première de son inspiration. Leur mariage fut une union parfaite tant sur le plan de l’amour humain que sur celui de leur dévotion commune à Krishna qu’ils traduisirent lui par ses poèmes et elle par sa danse.
Une autre légende dit que Krishna lui-même remplaça le poète pour compléter un dernier couplet, un jour que celui-ci ne parvenait pas à le finir. Padmavati voyant l’embarras de son mari, lui suggéra d’aller revivifier son esprit en prenant un bain dans la rivière et de revenir finir le couplet ensuite. Il alla à la rivière, et dans le même temps, Krishna prit son apparence pour finir le couplet à sa place, tandis que Padmavati, amoureusement, lui préparait un délicieux repas.
« O Radha place ton noble pied sur ma tête pour qu’il disperse le poison de l’amour. »
Ces vers sont censés être ceux écrits par Krishna lui-même. Quand il revint, Jayadeva vit son poème fini et en demanda l’explication à sa femme ; celle-ci lui dit qu’elle l’avait vu le terminer, mais son mari lui affirma qu’il était à la rivière à ce moment là ; tous les deux réalisèrent qu’ils avaient reçu la grâce divine de Krishna.
La beauté sous toutes ses formes de la Gita Govinda, concerne aussi bien celles des deux amants, que celle de la nature qui les entoure constamment : fleurs, abeilles, arbres, oiseaux, dont la beauté fait écho à celle des deux héros exaltent les liens profonds de Radha et Krishna.
Au fil du temps
Jayadeva introduit par la première fois les ragas et les talas dans ses vers et une poésie lyrique dans la littérature sanskrite. (Voir mon autre article)
Dans le Madala Pnaji, journal de « bord » tenu quotidiennement dans le temple de Jagannath on peut lire que Kavi Narasimbh Deva (1278- 1309) a introduit ces poèmes pour la première fois dans le temple. A partir de là, il semble qu’il y ait eu une salle spéciale pour les devadasis et leur danse en l’honneur de Jagannath. C’est ce que l’on appelle les Nata Mandir - ( danse/ temple = salle réservée exclusivement à la danse dans les temples)
Au 15ème siècle, on lit que le roi Prataparudradeva rend obligatoire de la chanter et de la danser quotidiennement dans le temple. On peut voir une inscription près de la porte d’un des chemins qui mènent au lieu de danse décrire cette obligation.
Ce sont les devadasis qui s’acquittaient de cette obligation et il y avait même un rituel dansé la nuit pour conduire le dieu au lit.
Bien qu’on trouve de nombreux commentaires de la Gita dans toute l’Inde, c’est en Orissa qu’on trouve le plus de manuscrits en feuilles de palmier de ce poème qui s’est ensuite largement répandu à travers toute l’Inde puis fut même traduit en de nombreuses langues.
Goethe, par exemple, a lu en allemand une traduction effectuée par Van Dalberg, d’après une traduction du sanskrit en anglais par William Johnes en 1792. Il tenait ce texte pour l’un des joyaux de la poésie universelle.
De nombreuses autres traductions suivront ensuite. Ce poème qui est comme un petit drame occupe aujourd’hui encore une place spéciale dans les temples d’Orissa et ses vers sont vénérés et chantés dans tout le pays. Il a énormément influencé la littérature sanskrite ainsi que la musique, la danse, le drame, la peinture, la sculpture, la littérature, avec la notion de Bhakti et de dévotion comme thème central
Chaque jour, on le chante dans le temple de Jagannath.
Certains disent que Odissi et Gita Govinda sont synonymes l’un de l’autre
Construction et Codes
La Gita Govinda est organisée en douze chapitres.Chaque chapitre est encore sous-divisé en vingt-quatre divisions appelées Prabandha.Les prabandha contiennent des couplets regroupés en huit, appelés asthapadi. Le texte décrit aussi en détail les huit états émotionnels de l'héroïne, l' Ashta Nayika, qui a été une source d'inspiration pour de nombreuses compositions et œuvres chorégraphiques .
L’ashta Nayika
On en trouve le détaille, dans le Natya shastra, traité de danse et d’arts théâtraux.
Il détaille les huit émotions ou humeur que peut ressentir l’amante dans différentes situations. Comme toujours en Inde, la classification est précise et détaillée
Vasakasajja Nayika
वासकसज्जानायिका
L’amante attend ardemment son amant dont elle a été séparée et le désir charnel est à son paroxysme
Virahotkanthita Nayika
विरहोत्कंठिता नायिका
L’amante attend son amant, retenu malgré lui par un imprévu ; la séparation la ronge
Svadhinabhartruka Nayika
स्वाधीनभर्तृका नायिका
L’amante fait de son amant ce qu’elle veut, comme de lui demander de lui refaire son maquillage, après de fols ébats qui ont mis celui-ci à mal
Kalahantarita Nayika
कलहांतरिता नायिका
Une querelle sépare les amants ; et l’amante, excédée par l’attitude égoïste de son amant, ronge son front toute seule chez elle ou refuse ses avances
Khandita Nayika
खंडिता नायिका
L’amante est en colère contre son amant, qui au lieu de venir le soir chez elle, a passé la nuit avec une autre, et se présente le matin, les marques de la nuit d’amour sur son corps. Elle est offensée
Vipralabdha Nayika
विप्रलब्धा नायिका
L’amante est trompée par son amant qui a passé la nuit avec une autre ; elle jette ses bijoux à terre.
Proshitabhartruka Nayika
प्रोषितभर्तृका नायिका
L’amant attendu ne revient pas à la date fixée, il a disparu, l’amante est comme en deuil
Abhisarika Nayika
अभिसारिका नायिका
L’amante est prête à braver tous les dangers pour rencontrer son amant ( tempête, serpent, danger de la forêt) et elle se hâte vers son lieu de rendez-vous
Autres écrits
Curieusement, peu d’autres poèmes ont été retrouvés. Jayadeva serait-il mort jeune ? On l’ignore. On n’a que le Dahasvatara qui décrivent les dix incarnations de Vishnou dans une autre composition, Dasakritikrite et qui les a rendus très célèbres en Inde.
Les traductions, quelques pistes
Voici un extrait de ce poème dans la traduction en prose de Lamairesse
Citation :
« Voici maintenant que la nuit revêt d’atours faits pour l’amoureux mystère les nombreuses jouvencelles qui se hâtent vers le rendez-vous ; elle met du noir à leurs beaux yeux ; elle fixe les feuilles du noir tamâla derrière leurs oreilles ; elle entremêle à l’ébène de leurs cheveux l’azur foncé du lys d’eau et saupoudre de musc leurs seins palpitants. Le ciel de la nuit, noir comme la pierre de touche, éprouve maintenant l’or de leur amour et est sillonné de lignes lumineuses par les éclairs de leur beauté qui surpassent ceux de la beauté des Cachemiriennes les plus éblouissantes. »
— Passage dans la traduction de Lamairesse
Même s’il est en prose, ce texte rend d’une façon puissante, toute la sensualité qui anime les vers de Jayadeva, bien mieux que la traduction de Jean Varenne, qui se veut plus près du texte, et qui dit « j’ai pris le parti périlleux de donner à ma traduction une facture poétique ( en vers régulier) scandés de façon classique) car j’ai pensé qu’il fallait tenter de faire partager au lecteur français quelque chose de l’émotion artistique ressentie par l’Indien lorsqu’il lit ce texte qui est, insistons-y, avant tout poétique ».
Vous trouverez la traduction de Jean Varenne aux éditions du Rocher et celle de Eugene Lamairesse grâce à ce lien : http://www.notesdumontroyal.com/mot-clef/pierre-eugene-lamairesse
Notes supplémentaires
Krishna est l’un des avatars de Vishnou. Il vit tout le temps qu’il est sur Terre, une vie d’humain, mais avec le pouvoir d’un dieu. Il meurt.
Jagganath est un des avatars de Krishna – voir l’article ci-joint pour mieux comprendre son sens.
Le nord-est de l’Inde a toujours de par sa philosophie ancienne, considéré le corps humain comme un temple, et comme un microcosme en miniature
La philosophie tantrique insiste sur le fait que chaque homme est une partie de Dieu incarné dans un corps humain. Que Maya lui trouble la vue. Et que ce corps même qui le trompe sur la réalité lui permettra aussi de revenir à sa source première : son état divin.
Article réalisé principalement avec :
L'introduction à la gita govinda de Jean Varenne, éditions du Rocher
Le livre de Ranjana Gauhar, Odissi, the dance Divine
A lire aussi :
Quelques points de repère sur la musique Odissi