Ce film, qui a suivi Isabelle Ciaravola lors de sa dernière saison à l’opéra de Paris avant la fameuse retraite imposée aux danseuses et danseurs à 42 ans quelque soit leur condition physique, est un portrait attachant, émouvant et inattendu aussi car on découvre une artiste simple, ardente et malicieuse, dotée de beaucoup d’humour, de caractère et de joie de vivre.
Il débute par un plan sur ses jambes et ses pieds qui ont toujours suscité l’admiration, probablement sur une plage corse, puis l’artiste apparaît, irréelle dans son tutu blanc, dansant « La mort du cygne ». On reste ébahi par la grâce toute slave des bras qui ondulent comme soulevés par la brise, par l’inclination du cou qui dit la douleur du cygne de mourir peu à peu, et par la corolle du tutu qui
flotte comme un nymphéa au dessus de ses deux longues jambes. Cette touchante métaphore nous dit déjà la future absence ; sur l’écran devenu noir, quelques scintillements : ceux du diadème qui lance ses derniers feux tandis que la danseuse a déjà disparu. Quelle merveilleuse façon de dire que les étoiles brillent longtemps après leur départ. Celle-là en tout cas brillera longtemps dans le cœur de son public, tout comme dans le ciel brillent des étoiles pourtant absentes : et pourtant, leur lumière nous parvient encore.
Puis Isabelle apparaît de nouveau, drapée cette fois-ci du magnifique manteau de Manon ; elle parcourt le Palais Garnier, des profonds sous-sols aux toits irréels au dessus de laquelle s’élance la coupole verte qui fait tant rêver ; elle entre dans une loge rouge et or et regarde son double sur scène. Puis elle glisse, majestueuse, dans les grands espaces de marbres tout hantés par le passé. C’est sûr, il y aura toujours un peu d’elle ici, désormais.
Entre temps, elle se sera livrée avec sincérité à la caméra qui l’a suivie de longs mois : ce qui séduit, c’est sa vivacité, sa spontanéité et cette grande force qui l’habite car quand elle répète, elle sait ce qu’elle veut, précisément. Ses années dans le corps de ballet, pas forcément toujours faciles pour elle, ont sans doute forgée son caractère. Elle le dit d’ailleurs elle-même aux danseurs réunis sur le grand plateau de Garnier, après son dernier Onéguine. Elle a toujours eu en elle ce désir d’être étoile malgré la difficulté à accéder à ce titre, et celui, une fois le titre reçu, d’aller plus loin encore.
Cinq ans et demi d’étoilat, bien trop courts pour son public, laissent cependant une trace profonde parce qu’elle a rencontré des rôles où elle a pu donner la pleine mesure de son immense talent.
Pierre Lacotte et Ghislaine Thesmard témoignent de leur profonde admiration pour cette étoile bien à part. « On ne pensait plus voir de danse à ce niveau là » dit Ghislaine que Pierre Lacotte a arrachée de son lit un soir pour qu’elle le rejoigne à Garnier afin de voir Isabelle dans le rôle de Marguerite Gautier. Arrivée mécontente d’avoir été réveillée, G. Thesmard remercie son mari dix minutes plus tard : son émerveillement face à la beauté de la danse d’Isabelle est total.
Manon, Marguerite, Tatiana, Juliette, Carmen et autres héroïnes : comme vous avez eu de la chance de croiser la route d’Isabelle qui vous a données à toutes un supplément d’âme, une vie si différente de ce que l’on pouvait voir, lorsque vous étiez incarnées par d’autres artistes de la maison ! Car Isabelle, toujours guidée par la musique, sait raconter les histoires comme personne et insuffler souffle et lyrisme à ses personnages, que des interprètes moins inspirés rendent muets ou mécaniques…
Ludovic Virot a su capter des moments d’émotions extrêmes pendant les répétitions : la répétition de la Dame aux Camélias avec Mathieu Ganio offre un instant de grâce ; celle d’Onéguine montre des danseurs qui vont au bout d’eux-mêmes même lorsqu’ils sont épuisés ; ils reprennent un passage, cherchent le point d’appui juste pour un portée dans les si acrobatiques mais si poignants pas de deux, ils rient aussi parfois quand les choses se compliquent puis reprennent encore. On s’étonne qu’on puisse réussir de telles prouesses, sans perdre le fil de la narration. On s’étonne de l’équilibre toujours au bord de la rupture. Mais surtout, on est « stupéfixié » devant le lyrisme, la virtuosité, la beauté et l’intensité des émotions exprimées ; et plus encore devant le don total de ces artistes – Hervé Moreau en Onéguine - dans ces passages de haut vol.
Et le spectateur, tout frissonnant d’émotions, se dit que Ludovic Virot a réussi le prodige de rendre les sentiments palpables à travers l’écran, ce qui est pourtant si rare. On voudrait en voir plus ; on regrette qu’il n’y ait pas eu de captation complète de tout le ballet…
Le film montre d’autres moments plus intimes : on voit Isabelle dans sa loge, se maquillant seule, juste avant ses adieux en scène. On est confondu par sa simplicité. De même lorsqu’elle teint ses pointes pour qu’elles ne brillent pas, ce qui casserait la ligne d’avec la jambe ; ou bien lorsqu’elle confie ses cheveux pour qu’on y attache la tresse et le nœud de Tatiana au premier acte, masquant sous une pointe d’humour la crainte de tout artiste de perdre les accessoires en dansant.
On l’est tout autant devant sa joie à essayer d’anciens diadèmes découverts par hasard dans une vitrine avec son amie Laetitia Pujol. « On aura rigolé aussi » lui lance-t-elle malicieusement tandis qu’elles font le bilan sur leurs rôles et leur carrière. On apprend que Laetitia, devenue première danseuse et dotée d’une loge pour elle seule, y a accueilli Isabelle, toujours dans la loge commune des quadrilles alors qu’elle était déjà sujet. Loge qui a sans doute recueilli nombres de confidences et de fou-rires !
On la voit aussi transmettre des rôles à de jeunes danseuses de l’opéra comme la jolie Juliette Hilaire, qui répète Carmen, Alice Catonnet qui travaille le pas de deux de Gisèle ou Neneka Yoshida peaufinant Diane et Acteon. Technique et personnalité du rôle, tout est expliqué et tout prend son sens. Isabelle a un œil sûr et elle guide avec précision, énergie, et une vivacité qui doit à la fois tonifier, rassurer et vivifier les danseurs !
Dans le film, elle confie qu’elle a eu du mal à accepter que le corps, peu à peu, perde l’énergie, la force, la souplesse et la malléabilité, qu’il possédait dans sa jeunesse. Elle avoue que ce cap fut un passage douloureux. En revanche, elle semble sereine au moment de quitter définitivement l’opéra. Elle a accepté intérieurement son départ, et s’y est mentalement préparé. Elle vide sa loge de tous ses souvenirs, et on comprend qu’intérieurement, ce travail de deuil a déjà été fait et accepté. Elle est tourné vers le présent : transmettre la passionne – cela se voit, car elle le fait avec précision, énergie, humour et passion ! D’autres scènes l’attendent aussi.
Les 55 minutes sont passées et on regrette que le film soit si court ; on se rappelle le bonheur que ce fut de voir l’année précédente sa Dame aux camélias aux côtés de Karl Paquette, son Parc avec le sensible Stéphane Bullion, et on réalise que son dernier Onéguine, flamboyant et intense à souhait a scellé ses adieux le 28 février, il y a juste un an.
Pendant toute cette année, on l’aura suivie de loin, à travers son enseignement au conservatoire national supérieur, ses scènes et ses stages à l’étranger. On n’aura plus mis les pieds à l’opéra – sauf pour Casse noisette avec Mathieu Ganio, l’un de ses partenaires en scène.
On la remercie intérieurement pour ce don total d’elle-même à la danse, et on loue l’adresse du réalisateur qui a su capter la lumière scintillante, émouvante et unique de cette si belle étoile.