Voir la même œuvre dans une seconde distribution – ou même une troisième ou quatrième – apporte des éclairages qui peuvent aller du simple détail à une amplitude extrême.
Ganio/ Pujol/Daniel/ Paquette et Magnenet semblaient exister car créés directement par la musique ; sans elle, ils se seraient évanouis comme un songe ; sans eux, la musique n’aurait pu se faire entendre. Les deux se faisaient écho l’une l’autre, donnant une profonde impression d’unité d’une grande beauté. Le spectateur, directement plongé dans ce monde flou à la charnière du rêve et de la veille, hypnotisé et sans aucun désir de sortir de cet entre deux, se trouvait alors tout entier livré à la sensation délicieuse de flotter dans un monde sans densité, comme hors du temps et de l'espace. Un monde abstrait, ineffable, évanescent.
Parvenir à créer ce monde de l’entre d’eux et y maintenir le spectateur en état d’alerte tenait du grand art. Même la scène près du « pont qui se courbe comme le dos d’un tigre » semblait sortir de la lampe magique de l’enfance de Proust.
Ganio semblait irréel, et tout s’animait autour de lui en ce sens, comme surgi du miroir, peut-être, suspendu là-haut ou de la Lune.
Il en était tout autrement hier soir avec le charmant quatuor Révillon/ Daniel/ Park/ Bezard avec Bertaud à la place de Magnenet. ( soirée du 10 mars 2015)
Plus de rêve, plus de flou, plus de monde entre deux, mais un homme ( Révillon) qui souffre, qui cherche, qui mène une quête et qui se heurte au monde et à sa réalité, aux autres auxquels il ne parvient à se mêler.
Et c’est étonnant de voir Daniel passer de l’état de songe, - soirée du 28 février - à celui de guide ; de voir l’extraordinaire Audric Bézard devenir l’ombre de Révillon, quand Paquette était le double de Ganio, aussi irréel et lunaire que lui.
De voir Sae Eun Park donner à sa danse une délicate poésie toute terrienne ; de voir l’elfique Léonore Baulac devenir un être de chair et de sang ; et de réaliser que l’ivresse de Bertaud est bien au sens propre….
On gagne en humanité, en émotion, ce qu’on perd en poésie ; mais les deux interprétations sont aussi belles l’une que l’autre et elles éclairent magnifiquement le propos du chorégraphe.
Révillon donne de la rondeur, du moelleux, de la profondeur, là où Ganio semblait être tout droit descendu de la lune, comme un être impalpable sans nerf et sans chair
Il communique au spectateur sa souffrance, quand Ganio le plongeait dans l’idée de la quête de l’inaccessible.
Bézard joue les constrastes avec une présence scénique extrêmement charismatique et le dernier pas de deux entre les deux artistes est poignant de douloureuse intensité
Nolwen Daniel est belle comme la lune mais volontaire, incarnée, réelle. Elle guide le jeune homme jusqu’à ce qu’il réalise qui il est véritablement.
Voir ces deux distributions ne peut qu’enrichir cette magnifique œuvre de Neumeier, simple, belle, qui jamais n’alourdit la musique de Malher magnifiquement et subtilement interprétée par l’orchestre de l’opéra sous la baguette de Patrick Lange.
Fabien Révillon et Audric Bézard ont donné grâce à Neumeier une dimension à leur danse qu’ils n’avaient encore pu ni l’un ni l’autre autant developper. Voilà encore deux magnifiques artistes.
Sae Eun Park semblait tellement à l’aise elle aussi dans ce répertoire. Inoubliable silhouette bleuté, féérique comme la fée bleue de Pinocchio
Quand à Nolwen Daniel, elle a pour ainsi dire brillé comme un astre devenu femme…
Un magnifique quatuor où les femmes accompagnent, réconfortent, protègent les tourments des hommes, les guident, les éclairent, avec la douceur et la poésie des soirs d’été…
Et tandis que Révillon et Daniel s’élançaient sur scène dans cette dernière course en rond où la question se résout dans l’allégresse, je superposais à leur élan Ganio et Pujol, qui ne trouvent pas de réponse parce qu’ils réalisent que leur reflet s'évanouira avec la dernière vibration d'un son qu'on ne perçoit déjà plus....
Les magnifiques photos sont d'Anne Ray
A lire sur ce blog : Le chant de la Terre : Ganio/ Pujol/Paquette/ Daniel