Cette Bayadère du 30 décembre a été dominée de bout en bout par un corps de ballet et des ensembles parfois magnifiques (le groupe des 4 danseuses au tutu vert par exemple, les Hindous, ou les Ombres) – et aussi par François Alu qui nous a raconté une histoire avec une générosité et un panache exceptionnels. Toute sa fibre artistique s’est mise au service de Solor, qui dès son entrée, nous apparaît comme un jeune guerrier fougueux, autoritaire, mais qui fond d’amour pour Nikya ; pour cet amour absolu, sacré – ne lui jure-t-il pas sa fidélité au dessus du feu ? - il est prêt à tout perdre si nécessaire : sa position, son rang, l’estime des siens.
François Alu rend tellement clair toutes les scènes mimées qu’il ne nous reste plus qu’à mettre des mots dessus. Ainsi, avec l’esclave devant le temple : « Quoi, elle n’est pas là ? Mais qu’est ce que tu as fichu, bon sang, je t’avais ordonné de la prévenir ! Oh, tu ferais mieux de sortir de ma vue avant que je ne m’en prenne à toi ! »
Plus tard, quand le Raja lui impose Gamzatti, alors qu’à plusieurs reprises il lui a tourné le dos, il toise celle-ci de la tête au pied d’un regard simple qui dit : « bon, je vous ai regardé, mais je ne ferai rien de plus, tenez le vous pour dit! »
Certes, c’est une petite liberté prise avec Solor qui en principe est séduit par cette princesse de haut rang et est ensuite tiraillé par les deux jeunes filles, mais le choix de F. Alu d’un amour absolu voué à Nikya est dansé avec tant de passion qu’on y adhère sans réserve.
Surtout qu’aux côtés du solaire Solor, la lunaire, délicate mais puissante Nikya de Myriam Ould Braham, est tout en retenu, en grâce, en émotion sur le fil. Continuerait-elle à vivre, cette fille de la lune si Solor, par son feu, sa flamme, son ardeur ne la rattachait pas puissamment à la vie ? Dès le 1er acte, elle appartient déjà un peu aux Ombres ; elle est danseuse sacrée par devoir, pas par vocation ; l’amour du prince est plus important que son « métier » de danseuse sacrée ; elle fait ce qu’on lui demande, mais elle voudrait être libre. Ses variations ont été un pur moment de suspension dans le temps ; comment fait-elle pour étirer ainsi le temps, donner autant de poésie à son regard qui flotte sur une danse tout en intériorité ? Nikya a la sinuosité d’un grand Cobra, et sa force aussi; ses bras, son buste, ses mains et ses poignets admirables de souplesse respirent une nostalgie indicible, le regret d’un ailleurs qu’elle n’a pourtant pas connu ; mais tout à coup, elle peut devenir tranchante comme une faux et montrer sa puissance, comme la Kalki du panthéon hindoue : par exemple, à la fin de la variation du serpent, lorsqu’elle est sûre que par l’offre des fleurs, Solor lui confirme son amour, sans jouer de ses hanches comme le font certaines ballerines, Myriam Ould Braham désaxe ses bras et leur donne des angles aigus, qui revèlent le feu qui couve en elle qu’elle n’avait encore jamais montré ; on comprend mieux qu’elle ait pu saisir le poignard pour tuer Gamzatti, on comprend mieux que sans l’amour de Solor, plus rien ne la rattache à ce monde. Sa coda est virtuose sans aucun effet superflu. Les pointes sont puissantes mais légères, le regard triomphant et un peu fou, comme le veut ce moment où l’amour lui tourne littéralement la tête ; les mouvements précis, cassant sans être secs ou violents.
C. Giezendaner était souffrante, je n’ai donc pas vu sa Gamzatti, hélas ! C’est C Colosante qui a eu la lourde tâche de la remplacer au pied levé.
Guillaume Charlot avait affiné son jeu en grand Brahmane, beaucoup plus tourmenté et ambigu que le 18 décembre, et le rajah de Yann Saïz avait la prestance, l’autorité, la bonhommie, la gentillesse, la férocité du personnage aux multiples facettes, suivant les personnes à qui il s’adresse.
Lorsqu’à la fin de l’acte II Solor se jette sur la dépouille de Nikya, il dit à sa fille « Bon, ma chérie, il n’y a décidément rien à tirer de ce pauvre garçon, quand je pense que je te l’avais choisi pour mari ! Quelle erreur, allons, partons, c’est décidément sans espoir ! » ; il ne joue donc pas le Rajah courroucé par un affront, mais plutôt le père qui se dit que décidément non, sa fille ne peut pas épouser un garçon pareil !
Le 3ème acte fut une perfection, hormis le passage avec le voile, qui décidément cette année aura donné du fil à retordre aux deux Nikyas que j’aurais vues. D’une manière générale – hormis quand j’avais vu Zakharova – ce passage qui exiger tellement de force dans les jambes ne pardonne pas la moindre perte de l’axe dans les tours ; le voile cesse alors d’être l’accessoire vaporeux qu’il devrait être.
Pour les trois Ombres, Hannah O Neil a dansé la 1ere comme si c’était le Grand Pas de Paquita, Viikinkoski n'était pas musicale, ses levers de jambes étaient toujours hors accent, et Guérineau semblait éteinte…
Le mot de la fin :
Je ne m’attendais pas à tant de virtuosité de la part de F. Alu dans ce rôle, il faut le voir suspendre ses sauts, tourner sur son axe et arrêter net le tour ou au contraire, ralentir le tour pour mieux repartir ; il faut le voir s’engager dans ses manèges de grands jetés, de sauts, de doubles assemblés avec une énergie maîtrisée ; et enfin, il faut le voir donner ses tripes à Solor ; c’est ce qui m’avait tant manqué avec Kimin, qui est un merveilleux danseur mais qui semblait aussi vivant que mannequin d’un grand magasin… voilà bien un trésor qu’à l’opéra ; un garçon talentueux, généreux, qui rend hommage aux grands classiques avec une ardeur et un amour contagieux.
J’espère que Millepied saura le garder
Quand à Myriam que je n’avais pas vu depuis bien longtemps – souffrante l’année où j’aurais du voir son Aurore, hélas – quelle merveille ! Côté interprétation, elle reste très sobre, et ne surjoue pas son personnage, mais sa danse est tellement habitée que c’est suffisant pour qu’on croit à sa Nykia. Et surtout, sa danse est si belle qu’on pourrait la suivre du regard pendant des heures, suspendu à chacun de ses pas.
Ces deux artistes ont salué le corps de ballet et c’était très beau de voir les deux rangées d’ombres rendre leurs remerciements
Fayçal Karoui n’a pas réussi comme le 18 à discipliner les cuivres insubordonnés et les bois qui n’ont pas tenu compte de ses indications… je n’ai plus du tout eu l’impression d’entendre le même orchestre qui sonnait si bien ce jour-là. Fatigue ou lassitude, de la part de ces musiciens, c'est quand même impardonnable de jouer aussi mal!
Photos littleshao et Agathe Poupeney pour l'opéra de Paris
A lire : François Alu sur ce blog
La danse à tout prix, portrait de quatre jeunes espoirs, dont F Alu