Toute autre ambiance avec dans les rôles-titres Hugo Marchand et Dorothée Gilbert.
Au début du ballet, Roméo/Marchand a du mal à incarner Roméo. Il danse magnifiquement, mais aucun personnage n’existe vraiment. C’est un peu la même chose du côté de Gilbert qui incarne une jeune fille trop bien élevée et maîtresse d’elle-même ; elle est trop élégante et trop sage pour être Juliette ; elle n’a pas la vivacité un peu brouillonne de l’adolescente de 14 ans qui va prendre son destin en main. Elle est plus princesse que jeune fille qui n’est encore jamais tombée amoureuse. Hugo Marchand lui donne la réplique sur le même ton, et si on se régale de leur belle danse, on pleure intérieurement l’absence de personnages. On en vient à leur sur-imprimer Heymann et Baulac, tourbillonnant, un peu brouillons certes, mais au prise avec un amour qui leur tombe dessus et dont ils ne comprennent rien. C’est d’autant plus dommage que le reste de la troupe est très en forme; les ensembles sont percutants, les rixes menées avec intrépidité. Et le Tybalt de Bézard est d’une noirceur absolue!
Du côté de l’orchestre, pas de vie non plus ; cela sonne bien, mais où sont les accents, les changements de direction, la vie, en un mot ? Tout est trop lisse : pas plus de vie dans la fosse que sur scène pour ce premier acte. Est-ce qu’on rentre chez soi ? Non, on attend le deuxième acte sur son inconfortable strapontin du fin fond de l’orchestre!
Et on a bien fait car au second acte, les danseurs s’emparent peu à peu de leur personnage ; Tybalt/Bézard, poussé par une haine qui le dépasse et qu'il ne comprend pas - corps et visage déformés par la haine, dos arrondi, marche en crabe, griffes dehors, il a tout d’un chat enragé, qui écume, aveuglé par la rage - va mettre un peu de vie sur ce plateau trop sage; Mercutio meurt, Roméo le venge, Tybalt meurt à son tour et on a plus de peine pour lui que pour Mercutio ! – car Bézard parvient à nous faire sentir que c’était « plus fort que lui », qu’il n’est qu’un pauvre jouet dans les mains des Lanceurs de Dés du prologue du ballet : ce sont eux, le Destin, qui tirent les ficelles ; Roméo le comprend trop tard : Juliette est déjà là, devant le corps sans vie de son presque frère. Cette fois-ci, la partition est dansée à trois voix, et on comprend qu’aucun des trois n’agit de son propre chef. Gilbert donne à son désespoir une intensité dramatique contagieuse avec une gestuelle qui part de l’intérieur ; elle implose littéralement dans une danse de douleur où le chagrin le dispute à la colère, où l’incompréhension de ce qui arrive lui fait perdre ses repères. Elle va se consumer de chagrin, là, sous nos yeux. Dorothée Gilbert concentre en elle toute la tragédie de cet fin d’acte : le destin agit en aveugle et même son Roméo en a été le jouet.
Au troisième acte, l’intensité gagne encore un cran ; et cette fois-ci, l’émotion emplit tout le plateau ; de l’assassinat du Frère, à l’annonce de la mort de Juliette par Benvolio, de l’assassinat de Pâris, au suicide de Roméo puis de Juliette, tout est à vif et c’est bien dans un état second que le spectateur finit lui aussi.
En comparant les deux distributions, on se rend compte qu’on a aimé la fougue de Heymann et de Baulac, leur capacité à incarner une jeunesse vibrante, incandescente, qui se brise sur le drame, et qu’on aime tout autant la danse tout en finesse et en intensité de Gilbert/ Marchand
On est ravi d’avoir vu Alu, Révillon, Bézard, Dayanova, Romberg donner vie à leur personnage. Et on se dit qu’on gardera un souvenir plus fort que les Roméo des saisons passés, exception faite de celui de 1991 qui réunissait Hilaire/Guillem/Jude…
Et pour finir, on remercie notre cher Noureev qui nous donne une fois encore envie de relire la pièce…