Grâce au livre d'Odette Joyeux, Le monde de la danse, édité en 1973, un premier contact s'établit lorsque j'étais enfant avec cette danseuse; les photos du livre et le texte dithyrambique de Me Joyeux expliquant que tout le monde pleurait en coulisse lorsque la danseuse incarnait ce personnage eurent son mon imagination un impact fantastique. Je l'avais précisément vue faire ses adieux l'année précédente, grâce à la télévision française qui était encore digne du rôle qu'elle doit jouer auprès du public; elle l'avait interviewée dans sa loge ainsi que son partenaire, Cyril Atanassof; on voit encore un extrait de ce reportage dans les archives en ligne de l'INA. Et puis l'année suivante, le théâtre tout neuf de ma ville accueillit la troupe de l'opéra de Paris, Cyril Atanassoff et Noella Pontois vinrent danser Giselle : quel choc! Je me mis à penser à Giselle jour et nuit, j'achetais le disque, et, jour après jour, le livre et Dame Chauviré sous les yeux, je revoyais inlassablement le ballet dans son entier car j'en avais mémorisé une grande partie.
Des années plus tard, en 1983, je la découvrais dans l'éblouissant Raymonda, remontée par Noureev pour la troupe de l'opéra, où elle incarnait la Comtesse; c'est un rôle principalement mimé, il n'y a qu'une danse de groupes en robes longues faite de déplacements. Dans ce ballet, au premier acte, la Comtesse sermonne la troupe de jeunes gens un peu trop turbulents qui transforment le voile de la future mariée en cachette. Je me rappelle encore son entrée en scène, quelle allure! Cette femme avait une présence d'une puissance rarement égalée depuis ( je compare toujours sa présence charismatique et puissante à celle de Jean Marais, vu à 80 ans dans Bacchus, et qui m'a laissé un souvenir d'une force incroyable car trente ans plus tard, sa voix et son regard vibrent toujours dans ma mémoire); elle avait une classe naturelle, des bras d'un lyrisme accompli, souples, éloquents, qui, à l'égal des ailes des anges, pouvaient aller du murmure, du bruissement imperceptible au sermon le plus glaçant; son visage reflétait magnifiquement la lumière, on l'aurait dit sculpté par un artiste de génie; et puis elle pouvait passer de l'autorité à la douceur, de la flamboyance à l'écoute, avec un rien d'humour, rien qu'en se déplaçant, en inclinant la tête, en levant un bras...
J'ai toujours une VhS de ce Raymonda, à la piètre qualité car enregistrée à la télévision en 1986. Il faudra que je la numérise tôt ou tard, à moins que l'INA un jour, ne réédite cette merveille.
Heureusement, on la voit aussi donner les leçons de style dans le merveilleux film de Dominique Delouche, " Une étoile pour l'exemple" où Loudière, Guillem, Guérin, Pietragala et d'autres répètent sous son regard avisé. Elle y évoque aussi Lifar pour lequel elle créa nombres de ballets, dont l'Ombre des Mirages.
A l'opéra, elle donna longtemps des cours de style, et nombres de danseuses ne les auraient manqués pour rien au monde, comme l'expliquait Ciaravola. Elle avait été non seulement une immense artiste, mais elle savait aussi transmettre ce style si pur à la perfection. Comme toute artiste habitée par la passion, elle avait la générosité qu'il faut transmettre le flambeau, une fois que l'on ne peut plus faire de scène.
Longtemps, lorsque j'avais encore ma compagnie de danse, j'ai eu accroché au dessus de mon piano des photos d'elle en Ishtar : elle m'inspirait, elle m'éblouissait, par sa plastique parfaite, par son allure extraordinaire, par ses bras aux angles si indiens, par la profondeur de son imagination que l'on décelait sur les photographies; si cela était visible dans un mouvement arrêté, on imagine ce que cela devait être lorsqu'elle était encore sur scène.
Cette danseuse, tout comme Pavlova, a contribué à promouvoir une image merveilleuse de la danse classique, une image moderne et loin des clichés. Et ce petit article du jour la remercie d'avoir, à travers quelques photographies si longtemps chéries, nourri pour toujours la mémoire d'une enfant passionnée de danse classique.