Cette biographie, qui part de la mort du compositeur, puis va à rebours, est passionnante à lire; très concise, elle ne prétend pas analyser l'œuvre du compositeur, mais brosser un portrait sensible en croisant de nombreux points du vue, tant de musicologues que de compositeurs contemporains de Tchaikovsky voire plus récents, ce qui la rend passionnante, tant ces points de vue s'opposent! Il faut voir les musicologues projeter leur propre " moi" sur la Pathétique, chacun y allant de son interprétation qui va de l’annonce de la propre mort de Tchaikovsky, survenue brutalement quelques jours après la première exécution de l’œuvre, jusqu'au délire d'un complot totalitaire !Le plus amusant, ou effrayant? - est de voir chacun être persuadé détenir l'absolu vérité et le bon goût sur la musique du compositeur!
Un homme trop sensible?
Suite aux nombreuses critiques que Tchaïkovski essuie sous prétexte qu’il est un compositeur qui étale trop sa sentimentalité, Stravinsky écrit en 1921 : " Tchaïkovski par sa nature, possédait au plus haut point ces trois qualités : la simplicité, l'absence d'artifice et la spontanéité; c'est pour cela qui ne craignait jamais de manquer de retenue, alors que des gens prétendument vertueux, se considérant comme raffinés, ou appartenant à des milieux académiques, étaient choqués par son discours musical sincère et sans artifices"
Cet homme doué de l'une des plus grande sensibilité de l'histoire de la musique, voir... hypersensibilité, a une place vraiment à part puisque tout en se déclarant profondément russe, il n'en a pas moins accepté et accueilli en profondeur les influences de la musique européenne ainsi que leurs codes de composition, que les le groupe des cinq rejetait allègrement. Je cite un passage très anecdotique mais qui en dit long sur cette hypersensibilité, un jour que le compositeur se rend dans un zoo :
"Tchaikovsky assista à la séance de nourriture d'un boa qui sous ses yeux avala un lapin; le compositeur poussa alors un cri mémorable, éclata en sanglots et perdit son sang-froid; ses amis le ramenèrent à son hôtel, où il demeura fièvreux jusqu'au soir, sans rien pouvoir avaler"
Lucidité et gentillesse
Lucide, il l'était, s'interrogeant toujours sur sa démarche personnelle et les moyens de réaliser ses œuvres, il travaillait vite, certaines symphonies étant écrites en trois mois
A propos de Massenet, lui aussi un hypersensible, qui a mis tant de larmes dans son Manon, Tchaïkovsky écrit non sans humour : " il me donne mal au cœur, et le plus navrant dans tout cela, c'est que, dans cette matière écœurante, je sens des relents de moi-même"
Tchaïkovsky fut aussi critique musical et il alla écouter la Tétralogie à Bayreuth, l’été1876. Voici ce qu’il écrit à l’issu du Crépuscule des Dieux, c'est-à-dire après quatre journées passées à écouter le cycle complet : « Avec les derniers accords du Crépuscule des Dieux, je me suis senti comme libéré de prison ; il est possible que les Niebelungen soient une grande œuvre, mais assurément, on a jamais rien produit de plus assomant et interminable ! »
Un homme d’une grande gentillesse, extrêmement touchant y compris dans ses contradictions, dont la mort, survenue quelques jours après qu'il ait dirigé pour la première fois sa Pathétique (si proche par son ton douloureux du Lac ou de certaines pages de Casse Noisette) a laissé bien des questions; a-t-il été empoisonné? Est-il mort du choléra, comme sa mère, qu'il a perdu à 14 ans? Ou bien s'est-il suicidé ? Sans doute est ce la maladie qui a emporté Tchaikovsky, mais le mystère qui entoure sa mort en dit long sur le personnage, si secret! André Lishke qui a écrit un livre passionnant sur le compositeur et traduit et regroupé dans un autre volume des lettres du compositeur, pense que celui-ci s’est inoculé volontairement le choléra ; il se serait donc suicidé pour échapper à une affaire de mœurs un peu trouble, mais Bastianelli qui a recoupé les différents témoignages pense qu’il n’en est rien ; au fond, il importe peu importe que la mort du compositeur reste inexpliquée, puisqu’il laisse derrière lui une œuvre d’une beauté poignante ; il est sans doute de tous les grands compositeurs du 19ème siècle, celui qui avait un véritable génie mélodique qui se doublait d’un des orchestrateurs les plus talentueux. De l’ouverture fantaisie de Roméo et Juliette à la symphonie Pathétique, du Lac des cygnes à Casse Noisette en passant par La Belle au bois dormant, d’Eugène Onéguine à la Dame de Pique, son héritage est unique et profond.
Cet ouvrage est une bonne introduction pour qui souhaite en apprendre plus sur le compositeur sans se lancer dans un volume trop important, bourré d'analyses musicologiques. Il ira à l'essentiel et en quelques heures de lecture, aura l'impression de mieux connaître le musicien.
Il ne faut pas le lire en cherchant à approfondir l'oeuvre qui est juste replacée dans son contexte, mais pas analysée ; c'est le propos de Lischke d'en faire l'analyse, dans les 1000 pages qu'il a consacré chez Fayard au compositeur, mais ce sera pour un autre article!