Médée Angelin Preljocaj, une oeuvre qui hante
J’aime quand les œuvres me hantent…quand elles habitent mon esprit à mon insu ; quand elles vivent en moi, comme des passagers clandestins, qui parfois, montrent amicalement leur visage… ces oeuvres là me nourrissent aussi sûrement que l’air, l’eau, le soleil…
La Guerre et la paix de Tolstoi, le film éponyme de Bondartchouk, Giselle, ou Hurlevent, les Heures, de Cunnigham font partie de ces œuvres qui se sont implantées en moi, et qui surgissent d’une manière inattendue, dans mes pensées. Le songe de Médée de Preljocaj vient de les rejoindre….
Un drame épuré
D’une sobriété surprenante, cette œuvre n’en est pas moins d’une intensité dramatique presque insoutenable… Il s’agit bien d’un « songe », et pas du drame « Médée » comme l’a conçu Euripide… et cette nuance est d’importance car le spectateur peut faire plusieurs lectures de ce ballet, tout comme les danseurs le peuvent aussi en l’interprétant.
Tout le drame se resserre autour de cinq scènes dansées par trois personnages et deux enfants. En quarante minutes, tout est joué : Prejlocaj n’a pas dilué son propos dans une œuvre où le corps de ballet aurait par exemple joué le rôle du chœur, comme dans les drames antiques, offrant alors un ballet de facture plus classique en deux actes.
Tout va vers l’essentiel, vers l’épure : les décors, où les sceaux suspendus, peints sur les rideaux transparents ou sur le fond de la scène où encore déposés au sol délimitent l’espace et crée de la poésie là où on ne l’attend pas : Médée verse du lait dans les sceaux et les enfants viennent laper ce lait comme des petits chats. Plus tard, comme dans la vision hallucinée de Wozzeck, le lait sera sang, folie, ou eau qui ne pourra faire disparaître les traces du crime. La lumière, qui sculpte les corps à l’antique, est travaillée avec subtilité dans des tons bleus-dorés.
Liberté, interprétation, lecture
Les costumes, noir, rouge, argent ou doré, longs, fluides, portés pour l’entrée de Médée puis de Jason conviennent à un roi et sa reine. Le long manteau sert de cape aux enfants, de cachette, de couverture, de sépulture… la robe sera rejetée avec la trahison de Jason : Médée n’est plus une femme. Pour son entrée, Créüse porte une robe courte et très fluide qui dénude son dos et ses épaules…
Ce qui donne sa grande force au ballet, c’est la possibilité qu’ont les interprètes de colorer, chacun avec sa sensibilité propre, le propos du chorégraphe : Ainsi, en fonction des danseurs et des danseuses – Médée, Jason, Creüse – la mère infanticide apparaît soit comme une femme implacable, qui a tout prévu d’avance par vengeance, autrement dit comme un monstre, soit comme une femme qui perd la raison lorsqu’elle voit la trahison de Jason, soit comme une femme ivre de douleur qui se punit elle-même et se tue en tuant ses enfants… Les rapports entre Médée-Jason-Créuse changent eux aussi ; Médée face à Jason peut être hiératique, folle d’amour, mère avant tout, ou amante, forte face à Créuse sa rivale ou ne faisant pas le poids… Il suffit de voir les interprêtes (Gillot, Letestu, Moussin, Cozette pour Médée ou Hilaire, Romoli, Bullion pour Jason, et encore Renavand, Zusperreguy, Abbagnato pour Créuse) pour comprendre que le drame qui va se jouer n’est pas mis en branle par les mêmes motifs psychologiques… A chaque fois une lecture est possible.
Là se révèle la grandeur du chorégraphe qui peut laisser cette latitude et aux danseurs et aux spectateurs sans que son œuvre ne s’en trouve réduite ou amoindrie. Elle est mise en espace par la musique de Mauro Lanza qui avec un grand sens de l’économie créée des séquences entières, pleines de poésie où le temps se suspend, ou pleines d’inquiétude avec ses notes tenues où couve une menace. Lorsque la fureur éclate, attendue, les instruments explosent et le drame s’achève...
non, le drame ne s'achève pas, parce que après l'infanticide, il y a le vide...
Une oeuvre humaine
Ces œuvres là hantent longtemps parce que l’humain y a sa place tout entière… derrière la tragédie, derrière les racines grecques du drame se cachent des êtres humains, fragiles, dépassés par leurs actes car manipulés par les Dieux ( pour les auteurs Grecs) ou leur Inconscient, ce qui au fond revient au même. Les shivaïstes ne disent-ils pas que les Dieux se nourrissent des Humains, comme les Humains se nourrissent des animaux et des plantes, qui elles-mêmes, etc… ?
L’économie de moyens ( peu de danseurs, de costumes, de décors) ne retire rien à la force, aux émotions, qui traversent toute l’œuvre : amour maternel, innocence, amour, désir, séduction, plaisir, jalousie, inquiétude, colère, haine, rivalité, vengeance, folie, meurtre, douleur, regret, vide… une multitude d’émotions déferlent sur les trois protagonistes et sur les spectateurs qui redoutent et craignent le dénouement : bien qu’inéluctable, sera peut être évité ce soir ? La aussi réside la force d’une œuvre : susciter chez le spectateur l’espoir que le dénouement ne sera pas celui qui est prévu... il y a peut être de l’espoir, le pire ne sera peut être pas commis ?
Médée est une œuvre à voir et à revoir, car dans son langage contemporain, elle cache un drame éternel. Avec intelligence, Preljocaj s’est éloigné de son original grec et la transpose presque hors du temps. Mais si on lit l’original grec, on a conscience que les héros sont finalement proches de nous… Et offrent la possibilité d’une relecture sans changer fondamentalement les données.
Songe...
C’est un songe : on y dort au début (les enfants) on s’y endort (Médée et ses enfants)…on s’y éveille… mais s’y éveille t’on à la réalité ? N’est ce pas plutôt le songe qui s’éveille ? Et si ce qui apparaissait sur la scène n’était que le produit d’un songe ? Comme dans les armes secrètes de Cortazar, qui rêve quoi ? Qui rêve qui ? Où est la réalité ?
un deuxième et court article est en préparation sur Médée.