Voilà donc un peu plus de deux mois que Béjart a changé de planète, d'univers... où est il aujourd'hui? A t-il retrouvé son père, sa mère disparue trop tôt? Où bien sa vie terrestre ne compte-t-elle plus là où il est?
Avant hier, j'ai revisionné dans sa totalité le Dvd ci dessus " Béjart, Brel et Barbara"
Et un mélange étonnant de tendresse, de tristesse, de nostalgie, d'émotions intenses se sont mêlées en moi...
Je suis née en 1962, années où triomphe Brel sur scène, où Barbara chante depuis quelques temps mais n'est pas encore très connue, et où Béjart entame une longue longue carrière...
Dix ans plus tard, Béjart, Brel et Barbara me sont familiers. La télé, la radio font la part belle aux deux chanteurs qu'on voit et qu'on entend très souvent. Dans mes livres de danse, des photos du Sacre, de la 9ème symphonie, du Faust de Berlioz - oeuvres qui changent complètement le monde de la danse - me marquent profondément : je n'en connais que les photos que j'ai sous les yeux et ce qu'en écrit Odette Joyeux, mais leur visuel m'intrigue et je cherche à leur donner un sens...
Pendant de longues années, ces trois géants sont là, j'achète leurs disques que j'écoute tous les jours à la fin des années 70 et je vais voir régulièrement les Ballets du XXème au Chatelet... ces artistes m'accompagnent... même Mia, en plein coeur des années 90 évoque Brel à son cours, le premier à être parti... puis c'est Barbara...
Avec le départ de Béjart pour d'autres latittudes , le glas de tout un courant artistique a sonné... cette époque artistique aimée ne reviendra plus jamais...
J'appartiens à l'héritage culturel du XXème et le XXI ème siècle a commencé...
Et je le sens....
Et j'ai la nostalgie du siècle passé...
Bien sûr, des chorégraphes d'aujourd'hui m'enthousiasment, j'écoute énormément de musiciens ou de chanteurs qui appartiennent à la vague de la "world", dont Peter Gabriel et son label " real world music" ont été les précurseurs...
Mais ce monde particulier éclos dans les années 70 et que Béjart a porté jusqu'à sa mort, avec une fraicheur d'inspiration toujours renouvelé a disparu...
Les dernières créations de Béjart étaient inégales, mais il y avait toujours quelque chose qui touchait au plus profond. Ses dernières oeuvres étaient moins inventives mais elles restaient profondément vivantes, humaines, portées par des interprêtes d'exception, comme E Ros, et Gil Roman, découvert en 1996 dans " le presbytère n'a rien perdu de son éclat"
J'ai à la maison des livres, des dvd, des disques, et dans ma tête d'innombrables souvenirs de spectacles, mais la brisure est là : avec la mort de Béjart, le monde du XXème vient de s'éteindre, une certaine culture de langue française est définitivement passée, et je me sens orpheline : comme le dit si bien Barbara dans Rémusat : " vous ne m'avez pas quittée depuis que vous êtes partie(...) c'est bête de se sentir orpheline à 40 ans..."
Lorsque P Boulez lui aussi disparaîtra, - il fait aussi partie de mon paysage artistique et j'irai l'écouter cette année encore diriger Ravel à plus de 80 ans - ce sera tout un monde qui tournera une page; c'est ainsi, Shiva a toujours le dernier mot... tout finit par disparaître...
Lorqu'une personnalité du monde artistique qu'on a cotoyé par la pensée pendant près de quarante ans s'en va, on prend conscience de sa propre mortalité : car si un Dieu meurt, pourquoi le reste de l'humanité serait elle éternelle? Et la fragilité de l'instant apparait dans toute sa puissance... et sa force aussi...
Les émotions, les pensées liées au passage de Béjart sur la Terre sont si riches qu'elles vivent en soi, tant que dure notre propre existence... c'est troublant...
Dans le souvenir, Béjart gagne une immortalité terrestre... l'immortalité corporelle qu'on lui prêtait naïvement devient une immortalité du souvenir
Cela me rappelle ce beau film Excalibur où meurt Merlin...
Merlin, qui par amour pour Morgane est passé dans un autre monde, vient rendre visite au roi Arthur dans ses songes, ses pensées... le roi Arthur se sent orphelin depuis sa mort... il dialogue avec ce Merlin de l'autre monde... bouleversant est le lien immatériel qui unit Arthur à la pensée de Merlin, à son esprit...
Peu de temps après sa mort, j'ai moi aussi beaucoup rêvé de Béjart...
A la mort de Béjart, les médias y sont tous allés de leur hommage : rediffusion de spectacle à des heures indues et sans même prevenir les pauvres téléspectateurs, articles dans toute la presse, hors série - magnifique d'ailleurs! - de télérama et de Danser... mon Dieu, en quelques jours, une vraie folie!!!!
Mais quand on pense que pour fêter les 50 ans de sa compagnie, aucun théâtre parisien n'a voulu l'accueillir trois soirées de suite, ce qui fait que le jubilée a été fêté à Lille...
Dans les dernières interwiews, Béjart parle de ses années à Bruxelles comme des plus heureuses de sa vie... Lausanne et les presque 20 années de résidence là-bas ont été, me semble t'il, marquées par l'absence de disparus...
Béjart, avant de mourir, a dit adieu à ceux qu'il aimait : il a appelé Shonach Mirk, qui était tellement sublime sur scène aux côtés de Jorge Donn, pour lui dire au revoir, et il a eu ce geste pour beaucoup d'autres...
Comme Noureev, a qui il a offert la chorégraphie du Chant du compagnon errant, Béjart a surtout été heureux dans les studios de danse, lorsqu'il créait au milieu des danseurs.
Est ce que l'absence de sa mère qui lui a dit adieu au téléphone lorsqu'il avait huit ans, et lui a demandé d'être fort parce qu'elle allait mourir, a distillé sur sa vie une tristesse, un chagrin inguérissables?
C'est ce qui ressort du très beau film " Béjart" où le chorégraphe évoque la douleur d'avoir perdu sa mère enfant... c'est la danse, puis la création qui l'ancrerontdans la vie, et quand des années plus tard, il apprend la mort brutale de son père dans un accident de voiture, la douleur s'est avivée.... elle s'avive encore avec la disparition de Jorge Donn...
Je ne suis pas de celles qui pensent que les épreuves rendent plus forts... elles creusent en nous des sillons indélébiles, qu'on oublie parfois, mais qui sont toujours vivants et se réveillent au premier chagrin.
Au delà du chorégraphe qui avait une compréhension et un amour de la musique exceptionnels, il y a un être humain qui, comme les autres, a souffert de l'absence de ceux qu'il aimait
Une blessure encore plus terrible habitait Barbara, victime d'inceste pendant de longues années...
Lorsqu'ils s'en vont, des êtres comme ceux là ne partent pas vraiment... ils laissent une trace, un quelque chose, même si ce n'est pas à proprement parler un héritage, dans la mémoire de leur public qui les a sincèrement aimés, parfois jusqu'à l'adoration... cette trace reste vivante, on la porte en soi, on grandit avec, elle se mêle à nous même... on est le limon dans lequel elle s'installe... comme un engrais, elle nous enrichit et perdure aussi longtemps que notre mémoire reste vivante...
Je garderai Béjart dans mon coeur jusqu'à mon dernier souffle...
Et qui sait? peut être au delà...