Rodin a toujours aimé les femmes, qu'il immortalise dans la pierre, d'où émergent des corps nus, enlacés, à la sensualité débordante, un peu lourds parfois, mais merveilleusement sculptés et comme vivants.
Aussi, lorsqu'il découvre les danseuses khmères lors de leur passage à Paris en 1906, c'est une nouvelle révélation qui s'offre à lui. Il reçoit un vrai choc, profond, qui lui ouvre les portes de quelque chose qu'il a toujours poursuivi en sculptant et qu'il va cette fois fixer par le dessin.
Ces danseuses sont en France pour deux raisons. D'un part, Sisowath 1er vient d'être couronné roi du Cambodge, et en tant que souverain, il fait des visites officielles en France, d'autre part, la France est à l' apogée de sa puissance coloniale et organise des " expositions universelles". Celle de Marseille, en 1906, consacre à l'Indochine sa plus grande section. Ces expositions sont un véritable outil de propagande pour la politique coloniale et attirent des millions de visiteurs.
pavillon du Cambodge à l'exposition universelle de 1931
Le roi s'est donc déplacé avec ses danseuses, a été reçu à Paris, puis s'en est retourné à Marseille pour embarquer pour le Cambodge.
Rodin le sait, saute dans un train à sa suite sans papier, ni pinceaux ni rien, et va pendant six jours, dessiner les Apsaras sur tout ce qui lui tombe sous la main, y compris du papier de l'hotel où il est descendu.
Rodin et les petites danseuses khmères.
Il a déjà soixante six ans... cent cinquante dessins vont surgir de ses doigts... certains à Paris se verront rajouter un peu d'aquarelle.
J'ai depuis longtemps des reproductions de ces danseuses cambodgiennes dans mon bureau. Ce ne sont autres que les Apsaras. A la cour, on ne les voyait pas comme des danseuses devant divertir le roi, mais comme des intermédiaires entre le roi et les divinités khmères. L'art rejoignait le spirituel et le sacré de la plus poétique des façons.
Voir toutes ses danseuses figées dans le mouvement, avec les bras en serpent révèle non seulement toute la puissance de travail de Rodin, mais aussi une dimension poétique et aérienne de lui même, immense et touchante, que je lui soupçonnais ( on ne peut que le remarquer avec des oeuvres comme la Danaïde, ou encore l'expression des visages de ses bustes, si profondément humaine) mais qui dans cette série s'exprime librement. Car la danse, et surtout la danse des Apsaras, est le plus immatériel des arts... le figer, c'est le réduire, c'est lui retirer sa raison d'être... mais Rodin l'a compris : en réalisant 150 dessins, c'est presque à une oeuvre cinématographique qu'il nous convie : le mouvement redevient réel... il n'est plus prisonnier d'un dessin, d'une pose, qui l'aurait réduit sauvagement. C'est l'ensemble qu'il faut voir plutôt qu'un dessin en particulier pour que la vie et la danse anime à nouveau ses corps immobiles.
Rodin dit être surtout touché par l'antique. " Ces danseuses ont fait vivre en moi l'antique, dit il, je suis un homme qui a donné toute sa vie à l'étude de la nature et dont les admirations constantes furent pour les oeuvres de l'antique; imaginez donc ce qu' a pu produire en moi un spectacle aussi complet qui me restituait l'antique en me dévoilant du mystère."