Black Swan – Critique – Un très savant jeu de pistes
Tout a déjà été dit, écrit commenté sur ce film dont j’attendais la sortie depuis un an déjà ! Un an, c’est long : on guette les premières images, les premières vidéos, les premières informations… l’imagination a tout le temps de travailler
D’autant que ce titre, Black Swan, qui évoque le Cygne Noir et ses trente fouettés du Lac des cygnes ouvrait par lui-même la porte à un imaginaire fantastique. J’aime ce ballet, parce que j’aime les contes, j’aime l’infini beauté slave de la musique, j’aime le tragique, et j’ai longtemps été fascinée pour Louis II de Bavière…
Quand je lis de Martha Graham elle-même, qu’elle, la grande danseuse qui détestait le ballet, voulait se réincarner pour danser les 32 fouettés de ce rôle mythique !!!… voilà qui en dit long sur la fascination qu’exerce sur les danseuses ce personnage du cygne noir…
Qu’est ce que le cygne noir dans le ballet classique ?
L’ombre du cygne blanc, qui est une princesse victime d’un sortilège.
Le conte dit qu’un prince découvre un jour une princesse cygne au bord d’un lac (notre inconscient) ; il lui jure aussitôt un amour éternel afin de la libérer de l’emprise du magicien – Rothbart – mais celui-ci, rusé, crée alors son double, un cygne noir en tout point identique à la princesse - pour piéger le Prince en son château lors d’une fête pour ses 20 ans ; sa mère veut qu’il choisisse une femme parmi les princesses invitées ; dès qu’il voit le Cygne noir entrer dans la salle de bal, le Prince croit reconnaître son cygne blanc et lui renouvelle son serment d’amour.
Alors le magicien lui révèle la supercherie. Le Prince part aussitôt à la recherche de son cher cygne blanc qui se tord de douleur au bord du lac mais il est trop tard : Rothbart soulève les vagues du Lac qui les emportent tous deux
C’est un conte russe : les Russes sont douées pour les histoires tragiques
Cette histoire de double est fascinant en elle-même.
Je relis d’ailleurs en ce moment Proust et je me dis : sacré Proust, tout comme Noureev, il a tout compris à cette histoire de double !
Si on lit « un amour de Swan » à la lueur de ces explications, on comprend mieux pourquoi la femme qu’aime- ou croit aimer – Swan (encore un !) est double. Odette est son nom, et c’est aussi le prénom du cygne blanc dans le ballet. Ce n’est donc pas un hasard.
Tantôt il lui prête le doux visage des Botticelli, tantôt, il en fait un être ricanant, pervers, qui se moque de lui avec Mr de Forcheville, cet être vulgaire et sans scrupule
C’est Swan lui-même qui modèle Odette en cygne blanc ou noir, pour combler un vide dans sa vie : lettré, cultivé, fortuné, Swan est victime de l’ennui. Il a eu des femmes et des femmes, tant et plus. Il lui faut du piment. Odette, et son aigrette blanche sur la tête, arrive dans sa vie ; il n’en faudra pas plus pour que Swan s’empare de cette image et tour à tour la voit comme un ange de douceur ou un démon perfide. Sa vie ne connaît alors plus de repos, il en perd jusqu’à sa dignité, mais à la fin, comme « dégrisé », il comprend qu’il a tout créée : Odette n’a été que comme un écran sur lequel il a projeté ses rêves d’amour, ses propres tortures mentales, ses moments – rares – de félicité.
Il est même amusant de voir que Odette va à Bayreuth écouter du Wagner – lien direct avec Louis II, et que tous deux se promènent souvent en calèche autour du Lac du bois de Boulogne
Intelligent, sensible Proust qui glisse ça et là des références à un ballet que de toutes évidences il aimait au point d’en avoir fait la colonne vertébrale invisible de cet amour de Swan !
Ce préambule un peu long parce que je trouve fascinant outre la dualité qui nous accompagne tous, et qui est si simplement symbolisé par le cygne blanc et noir du Lac des Cygnes, de voir comment un conte peut alimenter l'imaginaire créatif d'un Noureev, d'un Proust, d'un Aronofsky...
Noureev, - et j’en ai parlé à propos du Lac des cygnes – avait si bien compris cela, qu’il s’était éloigné du conte brut pour expliquer que tout cet imaginaire sortait uniquement de l’esprit du prince neurasthénique, sous l’emprise d’un tuteur malsain. Tout comme Louis II de Bavière, le prince Siegfried ne peut aimer une femme de chair et de sang ; il ne peut pas se marier ; il ne peut aimer qu’un être surnaturel qu’il l’emportera dans sa folie représenté par le Lac.
Le prince se meurt, a le spleen : lac, cygnes, pureté, amour éternel, tout sort de ses rêves. S’il meurt à la fin, c’est d’avoir refuser la réalité, et sa propre part d’ombre tout comme Louis II de Bavière, amoureux du chevalier au Cygne - Lohengrin - faisant ériger un immense château au bord du lac de Neueschwanstein : la pierre du cygne ; et qu’on retrouva noyé – assassinat, suicide ? – dans ce même Lac.
C’est donc avec un certain génie qu’Aronofsky explore toutes ces pistes : elles sont toutes là
Le désir de perfection de Nina, - comme pour Louis II, ou le Siegfried du ballet, la mère maléfique – comme le tuteur de prince ou le confesseur de Louis II – son refus de sa part d’ombre, sa fascination pour elle, et sa folie.
Tout être qui refuse sa part d’ombre est voué à être dévorée par elle… d’une façon ou d’une autre…
Sur cette base que n’aurait pas reniée Jung, une histoire est crée : Nina va endosser pour la première fois un rôle de soliste et des jalousies naissent au sein de la compagnie où elle danse ; elle va se sentir victime de la malveillance des autres et peu à peu sombrer.
Le génie d’Aronofsky est de reprendre tous ces éléments très « romantiques » et d’en faire une histoire moderne
Nina n’est pas de son temps ; quand on la voit avec son petit manteau rose dans le métro de New York, on a déjà peur pour elle ; on assistera tout au long du film à l’emprise que « l’ombre refoulée d’elle-même » - comme dirait Jung gagnera peu à peu sur elle, jusqu’à sa mort, sur scène, en beau cygne blanc
Que dire de plus ? Ensuite tout est affaire de goût, et si dans l’ensemble j’ai été bouleversée par l’interprétation de Nathalie Portmann, j’ai un peu moins aimé une mise en scène un peu « lourdaude » à certains passages du film, de même que j’ai trouvé grotesques la danseuse Beth ou le maître de ballet. Les traits sont appuyés au-delà du nécessaire…
Mais bon, le film est malgré tout si bien fait qu’on peut quand même goûter le reste.
Les passages que j’ai préférés ne sont pas ceux qui rappellent en bien moins réussis Psychose ou d’autres du même genre, mais des moments plus simples
Par exemple, lorsque Nina, seule dans un grand Hall en marbre blanc, détaille une sculpture monumentale, inquiétante, qui représente une espèce d’ange ailé assez effrayant
Pendant les scènes de danse, assez nombreuses – la caméra danse elle aussi et offre des perspectives jamais explorées ; on voit presque les choses comme si on dansait soi même. Le tourbillon brouille les choses, et on va même se percher sur l’épaule du partenaire de Nina pour voir les choses comme elle, - et chuter…
En outre, le personnage de Lily – rivale de Nina au sein de la compagnie – est magnifiquement exploité : tour à tour cajôleuse, amie, ennemie, on ne sait jamais si elle est vue à travers le regard de Nina, ou bien si elle joue ce rôle double elle aussi pour mieux destabiliser Nina. L’actrice la rend attachante car elle semble au fond sans calcul, mais en même temps, inquiétante car elle semble avoir plus « d’un double fond »
Comme Nina qui se voit à l’infini dans les miroirs quand elle va essayer un costume, Lily présente un véritable kaléïdoscope d’elle-même sauf, qu’elle ne se perd pas en elle, comme Nina.
Les miroirs, très présent, sorte de petits « lacs » disséminés ici et là sont exploités avec intelligence
Il y a celui en trois parties devant lequel s’entraine Nina chez elle, ceux de la salle de bain, de sa chambre, de la salle de répétition, de la loge de Nina
Là aussi, petit clin d’œil au maître du suspend, Hitchcock et son magnifique Psycho
Voici un texte de Lea Bendaly
« Dès son entrée dans la maison Lila est devenue sa projection(…) , et là elle a peur à première vue de ce qu’elle est devenue. Ensuite, rapidement elle se ressaisit et sa projection va maintenant, à partir de ce moment lui obéir. Mais voilà qu’Hitchcock choisit de la placer, dans ces deux plans consécutifs du miroir, entre deux miroirs, deux surfaces réfléchissantes. Elle est donc prise au piège. Même quand nous avons l’impression que sa projection va enfin lui obéir, voilà une autre qui apparaît à l’écran, une projection de son dos dans la glace à son insu. Elle ne peut pas voir cette projection, mais elle est là quand même. Donc alors qu’un premier dédoublement a cessé lorsqu’elle a vu sa projection, un autre s’est crée, mais du même type. L’esprit de la mère qui existe dans l’univers mental de Norman, s’est donc acharné à ce qu’il soit incarné par cette femme. »
Des citations, dès clins d’œil, tout comme Proust ou Noureev, Aronofsky en glisse des centaines dans son œuvre
J'ai la passion de ces êtres lettrés, cultivés, dont les oeuvres fourmillent de références nombreuses et adroitement glissées de ça et de là, comme autant d’hommage à ceux qui les ont précédé, avec talent, avec génie
Black Swan, au-delà de ses imperfections, est une œuvre magistralement intelligente et belle à voir.
valbeck 12 mars 2011