Il y a deux ans, lorsque j'ai été voir les extraits vidéos de Kaguyahimé sur YouTube - l’œuvre a fait l’objet d’une captation avec les danseurs du NDT qu’on trouve en Blu-Ray- je n'ai pas été séduite et n’ai donc pas pris de place. Mais certains balletomanes en qui j’ai confiance m’ayant assurée que c'était une belle histoire, ma curiosité a été éveillée! Une fois encore, la vidéo est une vraie traîtresse, qui nous prive des émotions qu’on ne peut ressentir qu’en live. Toute la puissance de cette pièce et son intensité sont palpables si on est dans la salle! En outre, scénographie et lumières ont été modifiées pour cette nouvelle production pour l’ONP. Donnée il y a deux ans à Bastille, en plein été, elle a été reprise cette année à Garnier.
Il faut déjà dire à quel point la musique est envoûtante ; pour ceux qui n'ont pas eu l'occasion d'aller "Ecouter-voir" cette œuvre, voici quelques points de repère extraits du programme acheté pour répondre au mille questions que je me posais en quittant la représentation :
Qu'est ce que Kylian connaît des tambours japonais?
Pourquoi la présence d'un ensemble gagaku?
Pourquoi le chef est-il un occidental ?
Comment se repère t'il par rapport au temps musical?
Que connait-il des tambours japonais lui aussi?
Qui et pourquoi a écrit la partition?
Des questions plutôt musicales, c'est vrai, mais il faut dire que j'étais placée dans une loge en avant-scène qui surplombait littéralement la fosse d’orchestre. Pas évident pour voir la scène, car on est de « travers » mais extraordinaire pour « écouter-voir » les musiciens.
Voici donc quelques points de repère que j’ai extraits du programme de l’ONP.
Le compositeur Maki Ishi, né en 1936, a baigné dans un contexte artistique avant-gardiste. Quand il écrit la partition en 1985, il a déjà une grande connaissance de la culture occidentale; son père, danseur, est un des pionniers de la danse moderne au Japon. Dès 1910, il découvre les théories de Jacques-Dalcroze sur l’eurythmie (courant théosophique auquel est relié Rudolf Steiner) ; cela lui inspire une forme chorégraphique nouvelle, le poème dansé (buyôshi) ; plus tard, il travaillera et rencontrera en Occident M.Wigman et Isadora Duncan.
C’est dans cette ambiance si particulière que son fils s’oriente très jeune vers la musique ; il fait ses classes de composition et de direction d’orchestre au Japon puis part à Berlin s'imprégner sur place du " post sérialisme ». Là, à l’écoute des œuvres dodécaphoniques ou sérielles, il a des réminiscences des ensemble Gagaku, orchestres classiques qui jouent de la musique hautement raffinée pour la cour où son père avait ses entrées. Et c’est la musique sérielle qui lui ramène ses souvenirs, effet « madeleine de Proust » plutôt surprenant. Il est fascinant de voir comme père et fils ont été à la fois envoûtés par les traditions musicales et chorégraphiques de leur pays et désireux de s’ouvrir à la modernité et à l’Occident !
S'ensuivent ensuite ces "concours de circonstances" extraordinaires : Maki Ishii rencontrera Michael de Roo, le chef d'orchestre qui créera l'œuvre à Berlin lors d’un festival de pecrussions. Ce chef d’orchestre possède lui aussi une étonnante curiosité et ouverture d’esprit ; il adore Monochrome de Ishii qu’il a entendu dix ans plus tôt. Il accepte de grand cœur de créer son ballet féérique Kaguyahime, qui n'a pas trouvé, pour l'heure, de chorégraphe. Pour s’imprégner de l’essence des ensembles Kodo, percussions japonaises, Michael de Roo travaille d’abord avec Fujimoto qui lui apprend la base de ces tambours et la philosophie de vie qui en résulte. Il faut savoir que l’entraînement d’un joueur de tambour est à la fois sportif, musical et spirituel.
Kaguyahimé est finalement créé en 1988 lors du Holland festival de 1988 avec M de Roo à la direction des différents orchestres réunis, y compris un petit ensemble de vents de tradition Gagaku. Quel parcours pour les uns et les autres ! Quels métissages, quelle ouverture d’esprit, quel sens du partage et de l’expérimentation, quelle générosité aussi dans les échanges ! Une vraie leçon de vie…
Comme M de Roo travaille de temps à autre avec le Nederlands dance theater, il fait écouter le ballet à Kylian qui s'enthousiasme… et voilà ; Kaguyahimé a trouvé son chorégraphe !
Sur cette partition absolument formidable, jouant sur tension et détente en permanence, mêlant toutes sortes de sonorités, de textures, alliant le traditionnel, le folklore, à des écritures musicales plus occidentales et contemporaines, Kylian va créer une œuvre originale, inventive, bourrée d’énergie et pourtant simple, claire, et finalement très puissante. Le plus impressionnant est de voir les percussionnistes sculpter l'énergie! Tantôt fluide, évanescente, spirituelle comme une fumée d'encens, qui vous enveloppe délicatement, tantôt si lourde, si palpable qu'elle pénètre littéralement en vous et vous transforme à votre tour en percussion; on se met à vibrer comme la peau d'un tambour! Sur ces volutes de sons, les danseurs exécutent des solos, des duos, des scènes de groupes virtuoses, spectaculaires, où la joie de s’abandonner à la musique est communicative pour le spectateur ; celui-ci entre pour ainsi dire en contact direct avec les émotions des danseurs, ce qu’ils ressentent.
L’histoire est simple ; c’est un conte très populaire au Japon que tous les enfants connaissent. La Lune qui se retrouve pour quelques temps sur Terre va amener malgré elle luttes et désirs. Au début, si elle reste tout à fait indifférente aux sentiments humains, elle sera, avant de retourner vers son royaume dont elle a été temporairement exclue, touchée par les émotions des êtres qu’elle a cotoyés.
L’un des grands moments de Kaguyahimé est lorsque le chef d’orchestre donne le départ aux musiciens qui s’élancent sur la scène rejoindre des percussions qui les y attendent et se mêlent ainsi aux danseurs dans une exaltation magistrale, comme si l’énergie tourbillonnait dans tous les sens. Il paraît qu'a Bastille où l'oeuvre a été donnée il y a deux ans, c'était encore plus impressionnant.
Kaguyahimé est aussi une œuvre du contraste. Au mouvement s’oppose l’immobilité, comme celles des trois musiciens Gagaku on encore celle de la Lune inaccessible, lointaine et froide... Le 16 février, Agnès Letestu incarnait avec maîtrise cette Lune impavide. Ses mouvements de bras ondulaient paisiblement, tels les rayons de la lune lorsqu'ils frôlent et glissent sur la Terre.
Le " pas de deux" avec le Mikado, pourtant minimaliste, marque profondément le spectateur : rencontre impossible de la matérialité incarnée par le Mikado (Vincent Chailley) et son immense voile d’or qui ne retiendra pas plus la Lune qu’un filet de pêche de l’eau et de l'inaccessible!
Il faudrait rendre hommage à l'ensemble des danseurs qui brillent tous dans des solos acrobatiques! (Madin, Meyzindi, Stokes, Couvez, Demol, Alu Renaud, Bertaud, Gasse, Thomas) et des filles ( Colosante, Bellet, Westermann, Granier, Ranson, Baulac, Galloni, Vareilhes, Vauthier, Bance) tellement synchrones malgré la rapidité d'exécution de certains passages, qu'on les aurait dits animés d'un seul et même souffle! On sent le plaisir qu'ils ont à se fondre à la musique!
Lorsque le grand tambour apparaît sur la scène, il y a une sorte d'exaltation générale que je n'avais encore jamais vue sur scène!
A cela s'ajoute une scénographie d'une intense poésie, avec ces jeux de lumières, particulièrement oniriques sur les grands chevaux en fond de scène qui incarnent les émotions non maîtrisées, la violence, la sauvagerie aussi! C'est d'une simplicité et d'une beauté à couper le souffle! (Michael Simon scénographie et lumières).