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  • : Un jour, une œuvre
  • : Créé en 2006, ce blog rédigé par Valérie Beck autrefois consacré à la danse et à ma compagnie se diversifie davantage.
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Noureev

 

Danser, telle la phalène sous la lune, le pinceau du calligraphe, ou l'atome dans l'infini 

                                              

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10 mai 2012 4 10 /05 /mai /2012 08:09

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Dix ans après avoir vu Guillem/Hilaire/Romoli/Gillot, j’ai enfin revu Manon, de McMillan, d’après l’Abbé Prévost. Ce chorégraphe a l’art de narrer une histoire avec mille détails. ;  mieux que personne il donne de l’épaisseur à ses personnages qu’on suit dans leur méandre psychologique, dans leur questionnement, leur doute, leur choix, leurs émotions aussi facilement que si on lisait un livre. Les rôles secondaires tirent les ficelles, ce qui fait que tout le monde est important même si le ballet repose énormément sur les deux héros. Le plateau grouille de vie, car il y a toujours une intrigue, une confidence, un jeu quelque part sur scène pendant que d’autres dansent.

Ce qui parait blanc ne l’est pas, ce qui parait noir ne l’est pas non plus. Au final, on est face à des héros très humains, faits de grandeurs et d’une certaine bassesse aussi. Ainsi la pureté de Desgrieux se trouble-t-elle lorsqu’il triche aux cartes pour gagner de l’argent et récupérer Manon. Une autre facette surgit alors. Mais à la fin, c’est son courage et son amour qui l’emportent. Lescaut est un être somme toute assez abject mais il nous bouleverse par sa mort, dramatique, cruelle, injuste. Manon a plusieurs visages qui évoluent tour à tour au cours de l’histoire. Malgré son goût de l’argent, d’une vie facile, elle reste terriblement attachante : son amour pour Desgrieux est profond, sincère, même si elle fait d’autres choix : elle l’aime. Et cet amour entre les deux héros donne ce souffle unique à ce récit qui décrit les turpitudes  grandes ou petites des uns et des autres et les actes héroïques inattendus.L’univers de McMillan n’est jamais tendre ; sur scène, il y a trois morts et un viol. Cela rappelle un peu les ambiances «  shakespeariennes » qu’il affectionne.

Pour le langage chorégraphique, McMillan reste toujours très sobre ; il fait beaucoup avec peu. Ses pas de deux sont de véritables défis aux lois de l’équilibre. Les danseurs ont la redoutable tâche d’en gommer toute la virtuosité, toute la difficulté pour n’en montrer que l’émotion, le lyrisme, ou le drame.

Quand je lis ici et là, «  le rôle de Manon n’est pas technique », je me dis que les gens qui écrivent cela n’ont jamais dansé. Réaliser toutes les figures acrobatiques des pas deux en leur donnant la justesse de ton, la légèreté, la fluidité, tout en étant en parfait accord avec son partenaire – cela veut dire  lui faire totalement confiance – est un travail de très haut vol. D’ailleurs, notre chère Guillem a pris soin dans les bonus de On the edge, de montrer un  « raté » en répétition, sur un pas de deux de Manon. Ils sont vertigineux, et le pire c’est que le plus redoutable sur le plan technique et dramatique arrive à la toute fin du ballet, après deux heures de danse. Les artistes doivent donc puiser dans leurs dernières forces pour aller au bout sans faiblir.

 

J’avais le souvenir très net des interprétations de Hilaire/Guillem/Romoli et Gillot mais j’avais hâte de découvrir Ganio et Ciaravola qui m’avaient tellement bouleversée dans Onéguine cet hiver et que j’avais adoré dans la Sylphide il y a quelques années. Ils ont littéralement donné leur âme. Le corps de ballet et les autres personnages n’était pas en reste non plus. Mention spéciale à Monsieur de G M, l’excellent Eric Monin – on le dirait tout droit sorti du film de Tavernier «  que la fête commence ! » et à Hugo Viglioti en chef des mendiants. Yann Saiz fut très charismatique aussi et, tout comme son brahmane dans la Bayadère en avril, il a su rendre son Lescaut très ambigu et très attachant. Sa danse offrait beaucoup de présence, de puissance, et son ivresse était bien jouée aussi, sans en faire trop. Pas aussi comique que celle de Romoli vu dix ans plus tôt, mais bien sentie. Seul  le personnage de la maîtresse de Lescaut dansé par Daniel ne m’a pas emballée ; jolie à ravir, sensuelle, ravissante, cette danseuse n’a pas véritablement créé de lien avec Yann Saiz qui lui, en créait un avec elle. Je me rappelle la relation Romoli/Gillot, c’était toute autre chose. Deux vieux lascars s’entendant comme larrons en foire, ils avaient le choix de tirer l’interprétation du côté de la complicité  plutôt que de l’amour.

 

J’adore le premier acte, l’ambiance de la place qui grouille de vie, l’arrivée des calèches, la foule colorée qui emplit peu à peu l’espace. Le premier pas de deux entre Manon et Desgrieux fut tout simplement sublime : le mot qui me reste en tête est « pureté » ; il y a une telle osmose entre les deux artistes qu’ils n’en forment plus qu’un. Manon, charmée par la fraîcheur et l’ardeur de Desgrieux s’abandonne à ce pas de deux avec une joie toute simple qui transporte et nous fait véritablement revivre l’amour tel qu’on l’éprouve quand il nous « tombe » dessus. Le texte dit pudiquement que Manon est «  plus expérimentée » que Desgrieux, et que c’est sans doute à cause de son amour des plaisirs qu’on l’envoie au couvent.

Au début, le Desgrieux de Ganio est plein de grâce, d’élégance, et de cet élan du cœur, qui n’est pas encore la passion, mais cette attirance inévitable qui entraîne vers l’autre, sans même qu’on s’ en rende compte. Manon-Ciaravola l’observe, intriguée, puis se laisse à son tour charmer.

Dès le début les deux héros nous touchent, on les aime. J’ai été émue aux larmes par ce premier pas de deux. Il est si rare de trouver cette qualité artistique portée à ce point de perfection. Les qualités de danse et de cœur sont là, qui nous transportent entièrement.

Lorsqu’on les retrouve ensuite dans la chambre, on découvre une Manon heureuse, toute éperdue d’amour, en accord total avec le chevalier. Elle est primesautière, espiègle, toute à sa   passion et à son bonheur. La danse, fluide, donne l’illusion de la simplicité. «  Danser comme on respire » prend ici tout sons sens. L’irruption du frère accompagné de Monsieur de GM qui vient lui offrir une vie de luxe va donner une direction inattendue à l’histoire. Manon hésite, elle est vraiment à deux doigts de refuser mais finalement accepte le marché de son frère. Elle suit Monsieur de GM pour un manteau et un collier. Il faut souligner ici la justesse d’interprétation des trois personnages. Du grand art.

 

Dans le second acte, McMillan instaure une ambiance vraiment très particulière, à mi-chemin entre les liaisons dangereuses de Laclos – qui ne seront écrites que 60 ans plus tard - et le film de Tavernier « que la fête commence ».

Ciaravola a une conception personnelle de Manon. Pas facile de rendre attachante une fille qui aime les plaisirs, quitte son amant sans un mot pour une parure,  devient la maîtresse d’un homme de pouvoir, et entretient des liens ambigus avec un frère qui est une crapule. Seule une artiste de cœur, qui s’engage totalement dans son rôle et a le sens des nuances peut montrer que Manon est plus qu’une simple fille amoureuse des plaisirs de la vie et du luxe.  Ciaravola sait restituer tour à tour être une amoureuse sincère, une manipulatrice, une sœur pleine de tendresse, une amante, une jeune femme espiègle, mais aussi une âme torturée par ses propres choix.  Sa Manon, plus guidée par la peur de la misère que par la quête des plaisirs, forme avec Lescaut son frère un duo plein d’ambiguïté et de tendresse. Elle ne le juge pas, elle l’aime de tout son coeur. Et elle lui fait confiance.

Consciente d’avoir quelque chose d’unique qui attire les hommes – on le ressent vraiment dans la scène où elle passe de bras en bras -  elle en tire profit, comme le lui demande son frère. Elle enjôle Monsieur de G pour mieux parvenir à ses fins : ce n’est pas  la quête des plaisirs qui la pousse. On n’est pas dans un tableau de Boucher, où les femmes libertines relèvent leur jupe et leur chemise, car elles sont faites pour le plaisir charnel. Pendant le long solo, Isabelle Ciaravola, dans sa robe noire, fascinante, a la certitude de plaire, de mener le jeu, et au début du solo, elle se montre déterminée à ne pas changer de destinée quoiqu’il se passe. Elle se détourne sans cesse de Desgrieux et finit par lui expliquer qu’il ne peut pas lui offrir cette vie là. 

Le choix de Ciaravola peut étonner car elle s’éloigne de la Manon faussement candide mais perverse sans le vouloir par goût des plaisirs dont le roman a fait le portrait. Mais c’est si justement interprété, si formidablement traduit par la danse et les émotions qu’elle dégage, qu’on adhère aussitôt à cette conception personnelle du personnage. Au fond, elle me rappelle l’interprétation de Deneuve dans Manon 70 qui ne supporte pas la misère et fait donc un choix d’argent plutôt que de cœur.

Revoir Desgrieux met Manon mal à l’aise non parce qu’elle l’a trahi, mais parce qu’il lui rappelle qui elle est vraiment. Elle ne peut oublier qu’elle aussi l’aime toujours. Elle finit donc par lui suggérer de jouer aux cartes pour gagner de l’argent afin de pouvoir partir avec lui. 

La scène de jeu fut un grand moment. Il  faut voir Ganio tricher aux cartes, prendre un plaisir évident à rouler les joueurs les uns après les autres pour récupérer Manon. Plus question de pureté, de candeur. Par amour, il est prêt à tout. Pendant ce temps, Manon et Lescaut, ses complices donnent le change autour de la table de jeu. M de G M est berné ainsi qu’un de ses amis. On lit la fureur sur leur visage quoiqu’ils se contiennent.

Le pas de deux suivant dans la chambre confirme que Desgrieux n’a plus les illusions du début : Ganio passait d’une émotion à une autre en quelques instants : tout est en contradiction, en ébullition en lui :  partagé entre son amour pour Manon et  sa colère parce qu’elle l’a abandonné, il rit dès qu’elle le taquine, comme un môme,  mais se reprend aussitôt : il voudrait qu’elle change de vie, qu’elle renonce à ses bijoux, mais voilà, c’est sa Manon, elle règne sur son cœur,  et désarme même la violence qui s’empare de lui. L’osmose entre les deux artistes leur a permis de jouer cette scène avec une limpidité confondante. La très grande intensité dramatique qui monte progressivement atteint son point culminant avec l’irruption de M. de GM, sa brutalité, et la mort, bouleversante de Lescaut. Le pouvoir a le dernier.

 

Dans le troisième acte, dès les premiers instants, McMillan instaure encore une autre ambiance ; les couleurs ont changé. Les tons dorés, fauves ont disparu. Des gris bleutés, des beiges, des bleus pastel font sentir l’intense lumière du soleil dont on se cache sous les ombrelles. On sent le soleil, la chaleur, l’air saturé du port. On n’est plus que compassion pour les pauvres filles aux cheveux mal taillés, accablées de fatigue qui descendent du bateau, après une traversée qu’on imagine éprouvante sur tous les plans et qui sont malmenées par les officiers du port ; Desgrieux est là, qui veille de tout son cœur sur sa Manon,  épuisée, si frêle sur ses longues jambes, et qui essaie de lui donner sa force et son courage.

La scène avec le geôlier – Aurelien Houette, parfaitement horrible - met mal à l’aise tant elle est réaliste malgré la distance de mise dans un ballet, la fureur de Desgrieux et le meurtre éveille en nous des sentiments de joie sauvage et « primaire », mais la fuite dans le bayou nous serre la gorge et la mort de Manon nous fait verser plus de larmes que jamais. Dans un vert vénéneux, au milieu des marécages brumeux et malsains, Manon reverra des pans de sa vie passée ; les forces la quittent malgré le soutien de son amoureux.

 

Les mots ne rendront pas les émotions qui naissent pendant ce si court troisième acte : la compassion est sans doute celui qui résume le mieux tout ce que l’on peut ressentir face à l’amour intact de Desgrieux qui chérit sa Manon de toute la force de son cœur, qui en prend soin, qui la porte littéralement jusqu’à son dernier souffle

 

Ce dernier pas de deux va rester gravé dans mon cœur pour toujours. La beauté de Desgrieux/Ganio conjuguée à la fragilité de Manon/Ciaravola, qui avance, comme un animal blessé sur ses pointes qui se tordent, la virtuosité des doubles tours dans les portés, l’abandon des deux artistes, leur sublime entente artistique, fait que l’on est alors en fusion totale avec les deux héros. Tout reste cependant sobre, habité, juste. Les distances s’effacent, on ressent ce qu’ils vivent, on souffre avec eux. Et la compassion nous inonde toute entière. Y a-t-il un plus beau sentiment dans l’humanité que celui là ?

 

À leur salut, ils ont reçu une ovation méritée. Ganio avait encore les yeux pleins de larmes – et moi aussi, - et  sur le visage de Ciaravola on lisait encore tout le tragique de sa fin, les violences subies, la mort venue si vite.

Comme toujours ces deux artistes de cœur sont venus saluer et remercier leur public avec une grande humilité. Quelle leçon !

 

Je me désole de la saison de l'opéra de Paris l'année prochaine, qui n'aura pas de rôle de cette sorte à offrir à ces deux superbes artistes.  ( prochain article!)

Je réserve déjà dans ma tête toutes leurs Sylphides à venir!

 

 

 

  

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