J’avais pris des places pour deux raisons ; la première, pour voir Nicolas Leriche que je n’ai pas vu depuis Rendez vous ou Appartement, car ces 8 dernières années, j’ai joué de malchance quand aux grands Noureev : blessure, ou partenaire blessée, ou grève… (Le Lac, Casse Noisette, Le Prince de Cendrillon…)
Comme Nicolas termine sa carrière à l’opéra cette année, l’occasion était trop belle de le revoir une fois encore. Il aura durablement marqué mes 15 dernières années de spectatrice…
La seconde, est que je suis très sensible à l’esthétique et l’univers de Teshigawara.
C’est une histoire de coup de foudre. Elle a commencé avec Air, créé pour l’opéra de Paris en 2003 ; alors que les trois quarts des spectateurs criaient à la fumisterie chorégraphique, j’étais complètement envoûtée par le travail sur l’air précisément qui était fait dans cette œuvre, où les corps comme dématérialisés semblaient se mouvoir en apesanteur. Une intense poésie se dégageait de l’ensemble ; Miteki Kudo, irréelle, était comme l’écume, ou comme un nuage qui bouge, prend et change de forme au gré du vent, une simple petite brise la plupart du temps, comme le zéphir de l’été.
Quand à Jérémie Belingard qui participait déjà à cette création, il était à la fois un concentré d’énergie toute intériorisée, de douceur, de fluidité, et d’intensité, parvenant sans peine à superposer plusieurs états en un seul et à les faire ressentir au spectateur.
A la fin du spectacle, les pensées avaient changé, comme si le mental avait trouvé une telle source de saveur, que nourrit, il s’était apaisé…
Teshigawara, artiste atypique, n’a pas fait de la danse son art favori ; il l’envisage comme un plasticien et traite à égalité la bande-son, les éclairages, les costumes, les poèmes, le dispositif scénique. Il a une conception globale de son ouvrage où le mouvement s’intègre à tout le reste, n'en est qu'un des composants.
Ma deuxième rencontre se fit grâce à Arte qui diffusait Absolute zéro exécuté par le chorégraphe lui-même et sa partenaire d’alors. J’ai tout de suite adhéré à l’espace scénique blanc et noir, à l’économie du geste entièrement intériorisé mais qui en se déroulant donne à sentir tout un univers, à la justesse du mouvement. On a l'impression d'assister à quelque chose de sacré.
Pourtant, Teshigawara le dit lui-même : il n’y a rien de spirituel dans son travail.
Darkness is hiding black horses
Avant de venir à l’opéra dimanche, je n’avais assisté ni à la répétition publique, ni lu les nombreuses interwiew ou autres qu’on trouve ici et là et qui bien souvent me donnent la migraine plus qu’autre chose. C’est donc en ne sachant presque rien de l’œuvre que je me suis retrouvée dans la salle.
Une œuvre en mouvement
Il faut savoir qu’à l’origine, cette œuvre devait être une création pour quatre danseurs – Dupont – Gillot- Bélingard- Leriche
Gillot ne fait pas sa saison pour l’instant à l’opéra de Paris, il ne restait donc que trois danseurs, ce qui ne posait aucun problème au chorégraphe. Ce trio est devenu un duo hier, car Leriche, visiblement blessé depuis jeudi dernier, devait être remplacé par Marc Moreau, qui s’est blessé à son tour, quelques heures avant de monter sur scène. Dupont et Bélingard ont quand même voulu donner la représentation et je les en remercie du fond du cœur.
J’ai assisté hier à une œuvre à l’esthétique parfaite, pleine d’émotion. Rien de révolutionnaire, non. Du blanc, et du noir, un espace où surgissent parfois des vapeurs de fumée verticale et qui quadrillent, délimitent, morcellent l’espace, suivant.
Une bande-son emplie de bruits de nature, ou de sons plus angoissants… bref, des choses déjà utilisées ailleurs.
Alors ? Et bien, tout cela a fait naître un poème d’une intense douleur emplie d’espoir. Tout commence avec Aurélie Dupont, qui, debout dans un espace noir, tente de faire naître un peu de lumière. L’espace scénique est envoûtant : Teshigawara donne au noir une texture et une profondeur. C’est un noir d’encre, un noir de sèche, épais, qui engloutit tout à l’entour ; et la frêle Aurélie se tient là, droite, fragile, prête à disparaître et pourtant, bien décidée à diffuser, à irradier la lumière qu’elle est. Elle lève timidement les bras, elle ouvre l'espace.
Quand Jérémie Bélingard la rejoint, on assiste, hypnotisé, à une danse où le corps s’étire à l’infini, jusqu’au bout des ténèbres comme pour les repousser, ou au contraire se contracte en un point infime, pour leur échapper. La lumière l'éclaire un peu, tente de le protéger. Que le mouvement soit fluide ou saccadé, il est toujours juste, terriblement vivant. Bélingard danse avec un instinct quasi animal qui bouleverse. On atteint grâce à lui à la Beauté absolue. Car le danseur disparaît dans la danse : cet abandon viscéral au mouvement qui se fonde à la musique et à l’espace donne une force, une cohérence, une intensité à cette œuvre qui submergent le spectateur à tel point qu’il est « stupéfixié ».
Ce duo oppose les ténèbres et la lumière, un peu comme au début d’une cosmogonie. L' œuvre poétique, intense est douloureuse mais l’espoir cependant n’est jamais absent. Les vapeurs qui surgissent plongent le spectateur dans un rêve, un peu comme ceux mis en scène par Kurosawa (Dream). On est à notre tour happé dans cet espace d’où on ne veut plus sortir. On veut rester là à jamais, la pensée suspendue, jusqu’à comprendre l’origine du monde peut être, ou de soi même. Ou encore accroché à la beauté qui fait taire le mental.
Un grand, grand merci pour ce moment hors temps plein de poésie et d'intensité.
Du coup, il m’a été quasiment impossible d’être présente à la suite du spectacle, je voulais tellement rester avec Teshigawara que je n’ai pas pu être vraiment là pour Trisha Brown, dont j’aime pourtant infiniment son Glacial Decoy et ses lignes qui se décalent, et laissent à sentir un espace qui se prolonge au-delà de la scène et encore moins au Doux Mensonges, dont je n’ai pu qu’écouter la musique, diviniment chantée et dirigée par les Arts Florissants.
De Glacial decoy, me parvenaient des silhouettes angéliques, mutines, qui jouaient avec les lignes, dans un silence bienveillant. Des êtres ailés, interdépendants les uns, les autres, comme ces silhouettes découpées dans du papier qu'on déploie pour les fêtes et qui bougent toute ensemble, solidaires. Je n'ai pas trouvé que les demoiselles étaient toujours très ensemble d'ailleurs, mais je n'étais pas non plus très objective. J'ai trouvé le tout un peu scolaire, pas aussi vivant que dans mon souvenir, mais il faut dire que Trisha est malade et n'est donc pas venue régler l'ensemble; cela se sent.
Pour Doux Mensonges, seule Abbagnato me ramenait régulièrement vers la danse, car mon esprit était entièrement tourné vers la musique, vers la beauté des voix, inintéressée que j'étais par ce qui se passait sur scène et qui me semblait si fade, après le Teshigawara. J'étais encore avec Jérémie et Aurélie et j'aurais voulu en voir plus... Parfois je regardais le grand drapé orangé au dessus des danseurs, espérant le voir évoluer comme les fumigènes du Teshigawara; allait il devenir nuage, vapeur, écume?
Les vidéos m'ennuyaient, alors que je les avais beaucoup aimées les premières fois...
Il ne me reste donc de Doux Mensonges que la silhouette d'Abbagnato et son charisme inégalable. Dans cette oeuvre, sa technique est vraiment mise en valeur, elle y est sublime.
A venir : un article plus complet sur Teshigawara