N’ayant pu pour différentes raisons assister à aucune Sylphide prévue, j’avais pris deux jours avant une place pour voir la distribution O' Neill, Chaillet, Colasante sans autre attente que celle de revoir un ballet qui m’avait vraiment émue lorsque je l’avais revu 13 ans plus tôt dansé par Ganio-Ciaravola après l'avoir boudé lors des précédentes reprises car, faut d’interprètes convaincants, je m’étais ennuyée. La représentation du 16 juillet a été bien au-delà de ce que j’espérais et je suis ressortie du Palais Garnier des ailes au pied, voletant au dessus de l’asphalte brûlante, sans même me rendre compte que Paris grouillait de monde, de chaleur et de bruit parce que j’étais encore au cœur de la forêt profonde, émue par le destin tragique de James et de la pauvre Sylphide. Mais je raconte cette histoire à l’envers.
Tout au long du 1er acte, James, déchiré entre ses deux amours lutte contre lui-même pour ne pas sombrer dans la folie. C’est un être tourmenté, qui n’entend pas se laisser séduire par ses propres chimères et se raccroche de toutes ses forces à Effie, sa fiancé, qu’il aime tendrement et à qui il ne souhaite surtout pas faire de mal. Si par colère, il met à la porte la sorcière venue lui annoncer qu’il n'épousera pas la fraîche Effie, c’est parce qu’il sait que la vieille femme a raison et qu'il tente par ce geste dérisoire de reprendre le contrôle de lui-même. Il s’efforce d’opposer au monde irréel qui l’attire comme un aimant et causera sa perte, - tout comme l’Onuphrius de Théophile Gautier,- le monde rassurant de sa demeure, de ses amis, de sa vie simple mais concrète. Mais toutes ses résolutions cèdent sous le charme évanescent de la Sylphide qui lui laisse entrevoir un monde d’une poésie infinie dans lequel elle veut l’emmener bien qu’il tente toujours de lui résister.
La composition de James de Vincent Chailley est donc loin du jeune homme rêveur de Mathieu Ganio par exemple, mais tout aussi convaincante. Vincent Chailley possède un ballon impressionnant, une belle présence scénique, des pirouettes d’une grande rapidité d'exécution, des sauts d’une belle élasticité qui met en valeur ses longues lignes, de l’énergie. Il s’est engagé de toute son âme dans son personnage qu’il a rendu touchant car on le voit lentement sombrer peu à peu dans un rêve qui ne le mènera qu’au malheur.
À ses côtés, Effie-Colasante a tout ce qu’il faut pour le rassurer : de cette fiancée attachante, bonne fille, émane un petit air frais campagnard qui ancre James dans sa vie présente et doit lui faire le plus grand bien. Effie danse avec un naturel confondant de simplicité et de tendresse, ce qui permet un contraste saisissant avec la fille de l’air qu’incarne l’extraordinaire Hannah O ' Neill. Cette dernière est sans doute arrivée par la fenêtre, par hasard, poussée par un courant d’air et, comme Tribly, a jeté son dévolu sur James sans raison. Elle s’est attachée à lui et trouve naturel qu’il fasse de même, abandonnant tout pour lui consacrer chaque seconde de sa vie. Hannah O Neil est une Sylphide simple, presque naïve, qui ignore tout du monde de James et ne s’y intéresse d’ailleurs pas du tout. Au dessus de ses pieds qui effleurent à peine le sol dans une batterie vertigineuse et une succession de petits pas à la précision millimétrique et pourtant d’une infinie poésie, le buste ondoie souplement comme les branches d’un grand saule tandis que la jupe blanche flotte comme la corolle de grandes fleurs bercées par le vent. Hannah O Neil est l’incarnation parfaite de la poésie, de la douceur, du rêve, de la beauté, du féminin inaccessible. Immatérielle, désarmante parce qu’elle semble à peine avoir conscience d’elle-même, elle n’est heureuse qu’en étant près de son James chéri et le serait plus encore s’il voulait bien la suivre dans la forêt.
Ces trois artistes ont donné une intensité dramatique poignante à la fin du 1er acte, lorsque James, déchiré entre les deux modèles du féminin, blesse sans le vouloir Effie qui ne comprend pas se passe. Bien qu’il tente de toutes ses forces de repousser la Sylphide, il finit par succomber presque malgré lui à son appel et laisse sa fiancée éplorée. Et à cette intensité dramatique faisait écho une beauté visuelle à couper le souffle : un véritable instant de grâce artistique servie par trois artistes qui se mettent en valeur l’un l’autre pour notre plus grand plaisir de spectateur.
Au second acte, dans la forêt, Hannah O'Neill tout à son aise, oublie trop souvent que son amoureux n’a pas d’ailes pour la suivre dans les arbres. Et voilà James à nouveau déchiré après avoir goûté quelques rares plaisirs à danser près de celle qu’il aime dans la clairière, réalisant tout à coup qu’il a tout abandonné pour aimer un être volatile, impalpable, insaisissable qui ne lui offre que l’illusion de l’amour. Chaillet est très expressif : son visage exprime tour à tour la joie, l’amour, le désarroi, la désillusion, la consternation, la colère, les reproches qu’il se fait à lui-même. Toutes les affres de la condition d’un humain qui rêve de l’autre monde mais ne peut le rejoindre s’inscrivent sur son visage et le rendent terriblement touchant. Comprenant que malgré tout son amour et sa bonne volonté, le monde de la Sylphide lui reste inaccessible, il s’en remet alors à la méchante Sorcière-Houette (qui a réjoui le public avec ses mimiques) qui lui laisse croire qu’il pourra aimer la Sylphide comme une femme.
Privée d’ailes à cause de l’écharpe maléfique, la Sylphide meurt sous ses yeux comme elle est née : sans le vouloir, presque sans le savoir, dans un léger souffle de vent. Ce qui la peine le plus n’est pas la perte de ses ailes qui la chagrine à peine, ni sa propre mort qu’elle accepte, mais ses adieux à son James chéri, tellement malheureux et qu’elle essaie de consoler avec le peu de forces qui lui reste. Elle regarde ses ailes en acceptant son destin puis s’effondre sur le sol, comme ses papillons blancs au jardin à la fin de l’été, qui tentent quelques derniers battements d’ailes avant que le vent ne les emporte au loin, sans vie et comme fanés.
Le corps de ballet fut impeccable, tant pour la poésie des Sylphides – quel magnifique travail d’ensemble – que pour les danses enjouées des Ecossais.
Le chef a su tirer le meilleur parti de l’orchestre, malgré des cuivres calamiteux.
On entend déjà dans la partition les futures échos de Giselle et aussi de Sylvia. (Thème d’Aminta à la flûte).
Je reviens sur les deux artistes Vincent Chaillet, premier danseur, qui campe toujours des personnages très travaillés. C’est d’autant plus admirable que la plupart du temps, il ne danse qu’une seule fois le rôle-titre, qu’il aborde donc tout neuf sur scène mais qui montre à chaque fois une vraie intelligence car cet artiste apporte toujours quelque chose de personnel à ses personnages. En outre, sa technique est vraiment très belle.
Quant à Hannah, et bien elle éclipse pour moi toutes les étoiles actuelles. D’ailleurs, Pierre Lacotte l’adore. Sa Paquita était pleine de fraîcheur, son Odette poignante et son Odile fascinante. Sa Titania, ce printemps, était un pur délice d’humour et de féminité.
Elle n’a que 24 ans, est une véritable virtuose, et surtout a ce petit quelque chose de plus qui ne s’acquiert pas par le travail. Sa danse d’une beauté à couper le souffle, possède autant de force que de douceur parce ses bras, son buste, son cou sont complément libres par rapport au puissant travail des jambes et des pieds, ce qui fait qu’on ne voit jamais le moindre effort.