Bien que je n’aie jamais vu Agon sur scène, l’œuvre m’était étrangement familière à cause de cette photo qui figurait dans un livre qu’enfant, j’adorais. A partir de ce cliché datant des années 60, j’avais récréé tout un ballet aussi « moderne » que possible. Quelque chose m’intriguait dans l’entrelacement des développés quatrième, dans les ports de bras, et même dans les costumes. J’étais fascinée par ces danseuses figées pour l’éternité dans cet instant étrange qui semblait promettre une œuvre unique et incomparable à tout ce qui existait déjà en danse.
Plus tard, j'appris que Stravinsky avait composé la musique à la demande de Balanchine, à une période où il s'intéressait aux trois Viennois, au sérialisme et au dodécaphonisme.
En découvrant Agon pour la première fois 50 ans plus tard, je retrouve intacte ma curiosité enfantine. Voilà un Balanchine qui me ravit ; tout interroge, questionne, étonne. On croit suivre les danseurs dans une histoire, ils nous en servent une autre. La lumineuse Charline Giezendanner offre fraîcheur et spontanéité, tandis que Germain Louvet, peut-être tout juste échappé d’une fête galante à la Watteau, badine et danse avec impertinence ; un peu plus tard, Paul Marque et Pablo Legasa bondissent joyeusement à côté d’une Hannah O Neil espiègle, qui les taquine de ses pointes et décoche du coin de l’œil à ses deux chevaliers-fervents-servants, des regards malicieux. Lorsque Ould Braham et Paquette entrent en scène, l’air devient plus dense, et, comme dans les contes, la scène rétrécit. La belle Myriam, merveilleuse de sensualité, fait languir Karl Paquette en enroulant sa silhouette-liane autour de lui, comme le lierre autour du chêne ; il est à ses pieds – et on le comprend- et, amoureux transi, répond à toutes les propositions de la belle qui le repousse, le rappelle, l’ordonne, le console, l’ensorcèle, puis s’abandonne. Leur pas de deux est d’une fluidité et d’une langueur à la fois extravagante et lyrique ; les jeux pour rire des couples, trios ou quatuors qui les ont précédés laissent place à un moment hors temps, intense, où la beauté esthétique de leurs figures amoureuses rend la musique, à laquelle, jusqu’à présent, on n’avait pas trop prêté attention, (on aurait pu voir toutes ces scènes dansées sans elle) - tout à coup complice. Elle devient le spectateur silencieux, ou le troisième danseur invisible ; comme si musique et les artistes se révélaient l’un l’autre. On aurait bien gardés sous nos yeux plus longtemps ces deux artistes exceptionnels, qui, malheureusement, nous font prendre conscience qu’avant eux, tout le monde a fait beaucoup de bruit pour rien !
Agon m’a réconciliée avec Balanchine dont la Valse sirupeuse m’était restée sur l’estomac.
Grand Miroir de Teshigawara, chorégraphié sur un concerto pour violon d’Esa-Pekka Salonen (2009) qui n’offre rien de bien nouveau mais reste agréable à l’oreille, est une œuvre qui, pendant trente minutes, nous fait croire que quelque chose d’extraordinaire va se passer. Un drame couve, on le sent bien. Les scènes s’enchaînent les unes aux autres ; au départ, ce n'est qu'un simple tourbillon de danseurs isolés qui traversent la scène, comme des phalènes sous levothyrox. Ce n’est pas désagréable, on se laisse peu à peu emporter, comme lorsque nos yeux fixent les tourbillons qui se forment dans une rivière, puis disparaissent. Il y a quelque chose d'hypnotique qui nous met dans un état particulier. Alors on attend... Tout à coup, la fragile Lydie Vareilhes agonise tout à coup, dans des tortillements de corps convulsifs, tandis qu’en arrière-plan un groupe glisse du fond de la scène sur le devant, en répétant à l’infini une pavane macabre ; on pense alors à Dream de Kurosawa et à cette étrange Tunnel dans lequel un soldat retrouve ses camarades morts au combat.
L’intensité dramatique de Juliette Hilaire, puissante, extatique, donne tout à coup de l’ampleur à la musique, qui semble jaillir du corps de la danseuse : on est fasciné et notre regard ne peut plus quitter l’artiste, si juste dans sa danse que tous les autres ont l’air de faire semblant de danser. Un peu plus tard, la poétique silhouette d’un Mathieu Ganio rongé par des souvenirs hallucinés, ondule bizarrement, entre remord et douleur. Un climax approche, on attend d’être emporté, mais l’œuvre ne trouve pas son point culminant. Le climax n’aura pas lieu et l’œuvre se termine en queue de poissons, nous laissant frustrée sur notre fauteuil, malgré la beauté et/ou l’intensité de biens des passages.
Et puis vient le Sacre du printemps de Pina Bausch, qui m’avait laissée en 2010 presque aussi anéantie que les danseurs. Miteki Kudo était l’élue, mais j’avais surtout été fascinée ce jour-là par Abbagnato. Là, curieusement, aucune émotion n’a jailli. Tout le monde est super en forme, aucune fatigue ne pointe, et les émotions sont forcées. Elles ne passent pas la rampe. Il faut dire que les danseurs ne sont guère portés par un orchestre poussif, qui a perdu son agressivité. La baguette molle de Benjamin Shwartz, étouffe les bois, musèle les percussions, amollit l’ensemble. Plus de rugissement, de cris, de chocs, ou de murmures lancinants ; plus de pas feutrés, d’appels joyeux, de réponses à contre sens ; plus de martellement, de halètement, de plaintes ; plus rien en fait. Un discours lissé, policé, assagit, raboté ! Un comble pour cette pièce ! On se console en regardant la beauté des ensembles des filles ou des garçons, sans qu’aucun drame ne pointe le bout de son nez. Lorsque l’Elue-Baulac danse les dix dernières minutes, on est impressionnée par son corps devenu une percussion. Pas une plainte ne s’élève de la danseuse mais une rage qui explose comme une bombe. Sa danse est tout en nerf, sa précision rythmique hallucinante. Les tressautements de son corps n’appellent pas à la compassion, mais libère une fureur de fauve capturé malgré lui qui luttera jusqu'à sa dernière griffe. Malheureusement, malgré tout le talent de cette danseuse, cette transe finale tombe à plat car elle n’a été préparée ni pas le groupe, bondissant et lyrique, ni par l’orchestre mollasson et muselé. Dommage. Malgré tout, j’ai admiré chacun et chacune, sans jamais entrer dans l’œuvre, juste heureuse de voir tous ces merveilleux artistes jouer dans ce bac à sable géant !