Cendrillon de Noureev est un drôle de ballet ; créé sur mesure pour Guillem par Noureev, il avait été capté en 1987 avec Guillem – Loudières- Guérin – Jude et Noureev lui-même dans le rôle du producteur. Jamais, hélas, réédité en DVD, alors que la captation est superbe !
J’ai usé cette VHS ; Guillem, 22 ans, y incarne une Cendrillon modeste et douce qui désire coûte que coûte devenir actrice ; pas par rêve de gloire, car l’on sent la jeune fille rêveuse et simple, mais parce que viscéralement, c’est une vocation… Guillem a ce talent inouï, de faire comprendre qui est son personnage en profondeur et ce qu’elle veut : cette vocation lui permet d’accepter la dureté de sa vie ; douce, gentille, généreuse, elle est maltraitée par ses sœurs et sa marâtre et ne parvient pas à arracher son père à l’alcool. Aussi, près de l’âtre, elle déplie l’affiche du Kid de Chaplin pour se réconforter, car l’amour du 7ème art qu’elle a chevillé au corps l’aide à tout surmonter… grâce au producteur qui atterrit « par accident » chez elle, ce rêve se réalise, le producteur jouant le rôle providentiel de la fée : parée comme une reine, elle s’y rend pour tourner un bout d’essai. Sa descente du grand escalier (comme dans les comédies musicales américaines) entourée de photographes qui d’instinct devinent en elle la star en puissance est un réel moment de poésie. Sauf que, elle est portée par les photographes et deploie ses jambes en grand jeté, comme si le rêve ne s'était pas encore véritablement réalisé. Là, elle fait la connaissance d’un jeune premier dont elle tombe amoureuse, mais se voit contrainte de quitter les studios, car les "heures sonnent" et lui intiment l’ordre de retourner chez sa marâtre. De retour dans son logis, elle n’oublie rien de ce qu’elle a vécu. Son corps se rappelle tout ce qu’elle a appris et elle se met à danser, comme dans un état second, une serpillière à la main ; elle se reprend, mais quelques instants plus tard, elle recommence… d’ailleurs, tout au long de l’œuvre, Guillem se montre intense, espiègle, douce, généreuse, consolatrice, poétique, glamour, star radieuse, et bonne à tout faire… à 22 ans, c’est une actrice née, qui sait utiliser merveilleusement sa technique pour mettre son âme à nu.
Noureev bien évidemment a glissé une bonne dose d’humour dans ce ballet ; il s’y est beaucoup amusé ! Les rôles des « méchantes » sont comiques ; pas questions de tomber dans le « vérisme » ! En devenant la bonne fée providentielle de Cendrillon, il déclare de cette façon à Guillem qu’il adorait « j’ai été ta bonne fée, grâce à moi tu es devenue étoile sans en passer par tous les degrés imposés par l’opéra de Paris ». En dansant lui même le rôle du producteur, il dit aussi au public : « voilà, je rends toute sa magie, toute sa force et sa beauté à l’opéra de Paris, pour le remercier d’être mon port d’attache, moi qui suis un exilé »
A leurs côtés, Guérin et Loudières incarnent les deux sœurs bêtes et méchantes : l’une est teigneuse, raide, disgracieuse à souhait ; l’autre sotte, « godiche », molle comme une guimauve ; leur duo est inénarrable ! Elles prennent des cours de danse pour se préparer à leur audition dans les studios auprès d’un professeur qui s’arrache les cheveux devant tant d’incapacité ! Leur duo comique est vraiment à hurler de rire si c'est bien dansé, surtout lorsque le professeur vient chez elles et qu'elles se mettent à la barre.
Petite aparté : c’est étrange de voir que l’une comme l’autre ne sont pas à l’opéra de Paris actuellement pour y transmettre tous ces ballets qu’elles ont si bien dansé à leur tour ; pourquoi ?
Le rôledu professeur aussi est comique, mais il faut beaucoup de finesse pour l’interpréter. Ce professeur précieux s'arrache les cheveux de désespoir devant l'incapacité des deux soeurs et devient tout feu follet devant le talent de Cendrillon quand elle danse dans les studios.
Pour séduire le jeune premier, tour à tour, les soeurs le tirent par le bras, et le malheureux se retrouve écartelé entre les deux demoiselles, sous les encouragements de la mère, rôle tenu par un homme (qui souvent s’en donne à cœur joie et fait des pointes avec délices !)
Charles Jude joue le rôle du jeune premier ; charisme, technique sublime, beau visage, on ne peut rêver mieux ! Ses pas de deux avec Guillem sont fascinants de poésie, de «glamour » de références au cinéma hollywoodien.
Cette version décalée de Noureev laisse la part belle au comique inspiré des films des années 30 : on se dispute, on se giffle, on se querelle, on se réconcilie. King Kong, les « musicals » avec Fred astaire et Ginger Rodgers, Metropolis, Buster Keaton, Chaplin Ziegfield et ses revues et tant d’autres sont cités avec humour, amour ou poésie… On rit beaucoup dans Cendrillon. Et quand Guillem danse, le souffle se suspend !
Outre le trio sœurs-mère, un autre trio anime les studios de cinéma : producteur, assistant, metteur en scène, qui se chamaillent sans cesse comme des chiffonniers ! Là aussi, clin d’œil à l’un des films de Buster Keaton où l’assistant est maltraité par le réalisateur !
Noureev qui est arrivé en Occident en 1961 n’a eu qu’une envie : rattraper son « retard » en matière d’art et de culture ; en URSS, il était impossible d’accéder aux œuvres américaines et à la plupart des œuvres occidentales ; il ne dormait que deux ou trois heures par nuit, à ses retours de spectacles et de fête, et là, il consacrait le reste de ses nuits à lire, à aller au cinéma, ou à découvrir des livres sur des peintres, des artistes de tout genre ; on raconte qu’à un dîner, apprenant qu’un film qu’il n’avait jamais vu passait au cinéma d’à côté, il a quitté la table, est parti voir le film, puis est revenu
Ce côté excessif se retrouve chez Guillem d’une autre façon : elle ne fait les choses que si elle est convaincue par ce qu’elle fait à 300 cent pour cent
Cendrillon n’est donc pas le ballet « niais » qu’on peut croire, mais un véritable hymne à l’art comme moyen de dépassement de sa condition première. Noureev comme Guillem le savait dans toutes les fibres de leur être l’un et l’autre.
Les décors montre l’intérieur d’un « bar » très art nouveau (métal et verre comme le grand Palais) qui sert de cadre de vie à la famille de Cendrillon ; pour les studios de cinéma, une horloge digne des Temps moderne de Chaplin se dresse derrière le grand escalier qui a fait dire à plus d’une starlette « l’ai-je bien descendu ? » ; au dehors, des gratte-ciels comme ceux qu’on voit dans Métropolis élancent leur sihouette vers le ciel.
C’est avec ses images en tête que je m’apprêtais à revoir ce ballet. J’avais réussi à avoir des places pour Leriche et Gilbert, qui, seuls, m’avaient donné envie de revoir ce ballet.
Deuxième partie sur le compte rendu de Cendrillon 2011 à la suite!