4. Exil et isolement : Caucase, Crimée, Bessarabie, province de Pskov.
Trois ans après sa sortie du lycée en 1818 , les poèmes de Pouchkine âgé de 19 ans, jugés subversifs, inquiètent le Tsar qui les trouve dangereux car certains d’entre eux parlent de liberté, d’autocratie et de servage. Pouchkine, adulé, est la coqueluche de l’aristocratie ; il est beaucoup lu et il n’hésite pas en public à faire des traits d’esprit qui visent directement le Tsar. Il estime que l’autocratie a fait son temps, et que le moment est venu d’assouplir le régime des serfs par exemple. Sans doute n’a-t-il pas mesuré qu’il se mettait en danger, car le Tsar décide de l’envoyer en Sibérie. La vie de Pouchkine se serait sans doute arrêtée là s’il n’avait acquis des amis fidèles, prêts à se mettre eux-mêmes en danger pour intercéder le plus diplomatiquement possible en sa faveur. Son jeune âge, son goût pour la provocation, tout cela peut s’apaiser rapidement si on le lui demande. Pouchkine qui comprend qu’il a été trop loin, s’empresse de brûler ses écrits qu’il conserve dans sa mémoire et fait amende honorable. La peine est commuée en exil.
Le 8 mai 1820, il prend la direction du Caucase pour rejoindre le général Insov, qui doit le surveiller et envoyer régulièrement des rapports sur sa bonne conduite. Pouchkine, qui toute sa vie sera un cœur aimant, le met aussitôt dans sa poche. Insov devient un véritable père de substitution. Quelques temps après son arrivée, comme il est très affaibli, car la syphilis qu’il a contractée quelques années plus tôt ainsi qu’une une forte fièvre qui a failli l’emporter ont détruit sa santé, Insov lui permet de partir avec le général Raïevski qui va prendre les eaux en Crimée, grande nouveauté. Ce héros militaire russe qui a combattu Napoléon avec à ses côtés ses fils de 11 et 16 ans, a aussi trois filles, dont la jeune Marie, 15 ans, que Pouchkine aime particulièrement. Sa propriété se trouve sur un ancien territoire turc conquis récemment par la Russie. Pouchkine tombe sous le charme du pays et de la famille tout entière. Il se prend de passion non seulement pour la lumière, pour la mer, pour les paysages mais aussi pour un cyprès : « chaque matin, je me rendais près d’un jeune cyprès et je finis par éprouver à son égard un sentiment proche de l’amitié. »
Les filles du général sont cultivées ; elles lisent Byron dans le texte et les échanges légers, informels, teintés d’un léger marivaudage, marqueront le poète pour toujours. Ces demoiselles prêteront leurs traits à Olga et Tatiana. Comme toutes les jeunes filles de leur époque, elles sont plus à l'aise avec le français, l'anglais, voir l'allemand, que le russe...!
Mais en attendant, les lieux, encore tout emprunts du passé ottoman, inspirent à Pouchkine la fontaine de Bakhtchisaraï, le Prisonnier du Caucase… dont la censure s’empare aussitôt pour supprime des mots, des intentions, ce qui rend fou de rage Pouchkine. Malgré tout, à Moscou, la 1ere édition s’arrache en quelques heures.
Car jusqu’à la fin du 18ème, l’Empire Ottoman a occupé toute l’Europe Centrale. Vienne, sans la Sainte Alliance, serait elle aussi tombée sous le joug ottoman. A présent, la Russie grignote peu à peu les territoires turcs et étend son empire déjà immense.
En 1823, après 3 ans d’exil, Pouchkine qui se languit de l’ancienne société qu’il a fréquentée, sollicite Alexandre 1er pour aller à Moscou rendre visite à sa famille, prétexte tout trouvé, mais l’empereur refuse. Pour le consoler, Insov le laisse aller à Odessa où il se remet à faire la fête. Comme tout au long de sa vie, faire la noce toute la nuit et retrousser des jupons le lasse très vite ; il aspire alors à la solitude, mais dès qu’il s’isole, il regrette son ancienne vie ; et ce va et vient est sans fin.
Il passe ensuite, à Odessa, sous la surveillance du général Vorontzov, qui n’a pas un regard aussi tendre que ses deux collègues, et le soupçonne, non sans raison, d’appartenir à une loge maçonnique. Les rapports qu’il envoie à Alexandre inquiètent le Tsar qui comprend que le poète ne s’assagit pas.
Il a d’ailleurs commencé à rédiger Onéguine qui commencé en 1823 sera publié dans son intégralité en 1833. Il parait chapitre par chapitre, au fil du temps, avec parfois des interruptions assez longues. Le Tsar, conscient de l’immense amour que l’aristocratie porte à ce poète talentueux, décide cette fois-ci de l’assigner à résidence à Mikhaïlovskoïe, propriété de son ancêtre Hannibal où il n’a aucun droit de visite. Il y arrive le 10 août 1824 : à 25 ans, il se sent déjà incroyablement vieux. Las. Fatigué. Désabusé.
A Mikhaïlovskoïe, il continue la rédaction d’Onéguine, tout en commençant à écrire Boris Godounov.
Il commence à souffrir sérieusement de la méfiance de ses anciens amis, inquiétés eux-mêmes par le Tsar. Tous savent que les lettres sont ouvertes et lues. Certains vont même jusqu’à le désavouer publiquement sans doute par peur de la Sibérie. Mais le pire reste à venir, l’insurrection des décembristes le 14 décembre 1825.