Casse Noisette – 7 décembre 2014-12-13
Clara : Dorothée Gilbert
Drosselmeyer/ Le Prince : Mathieu Ganio
Fritz : Daniel Stokes
Luisa : Caroline Robert
J’avais tout fait pour ne pas revoir cette distribution qui m’avait laissé un goût d’inachevé et de profonde frustration il y a cinq ans. En débit d’une technique éblouissante, j’avais trouvé que la Clara de Dorothée Gilbert manquait singulièrement d’enfance, et ne semblait pas très touchée par la grâce de son Prince .
C’est pourtant cette distribution que j’ai revue cette année et qui me restera longtemps en mémoire.
Mathieu Ganio et Dorothée Gilbert ont peaufiné leurs interprétations ; Ganio donne à son Drosselmeyer beaucoup plus de relief qu'il y a cinq ans; dans le premier tableau, dès l’attaque des petits voyous dans la rue, on comprend que c’est un dur à cuir ; puis dans le salon, il se montre drôle, excentrique, généreux, compréhensif mais aussi inquiétant, avec son bandeau sur l’œil et sa démarche claudiquante - il rappelle un peu le fol-œil d’Harry Potter en plus svelte ! Drosselmeyer devient alors le pivot central autour duquel tout se met en place dans cette grande maison bourgeoise où suinte l’ennui ; il apporte la magie et l’ambigüité, chères aux contes d’Hoffmann dans leur ensemble où le grimaçant côtoie le plaisant. Quand on voit sa tête apparaître dans l'horloge au moment où les rats arrivent dans la maison, on ne sait pas si tout cela ne va pas tourner au cauchemard.
Dorothée Gilbert est à nouveau una ballerina absoluta , et, dans le premier acte, sa Clara est un chef d’œuvre d’enfance, de grâce, de fragilité et de poésie. A tel point que mon fils m'a déclaré en sortant : « J’ai bien vu, moi, que ce n’était pas la même, elles ne dansaient pas pareil, la première dansait comme une petite fille, la seconde, c'était une autre danseuse, plus âgée!". Cela tient à si peu de choses : une façon de tenir la tête, de rentrer parfois un peu les épaules, de danser les pas avec une retenue toute juvénile, une ingénuité qui rend les pas plus ronds, comme l'enfance. Quel bonheur de voir cette danseuse talentueuse retrouver le souffle poétique de ses débuts, et son petit quelque chose en plus, lorsqu’elle était encore première danseuse. Sa technique de danse complètement maîtrisée sert l’interprétation du personnage et n’est plus une fin en soi. Au fil des tableaux, elle montre d’autres nuances, jusqu’à son fabuleux solo sur le célesta, à la fin du ballet, où elle associe maîtrise parfaite de l’équilibre sur pointe, du tempo, des temps suspendus et de la légèreté absolue.
A ses côtés, le charismatique Mathieu Ganio joue les constrates dans le premier tableau, et apporte ensuite son romantisme et son lyrisme à toute la scène dans le parc enneigé.
Les pas de deux ont été des moments d’enchantement purs : Dorothée, aussi légère qu’un flocon de neige, s’envolait aux côtés de Mathieu. Lui-même dans les manèges de grands jetés, semblait aussi impalpable qu’un prince entrevu en rêve ; les deux sont unis par un amour aussi pur que la neige qui commence à tomber sur le parc endormi où veillent les anges; c’est dire si la poésie de ce royaume de neige était absolue, soutenue par un orchestre scintillant comme le givre au clair de lune et un corps de ballet techniquement parfait et inspiré. Mathieu Ganio a une générosité en scène inégalée ; avec ses lignes longues, son style plein de noblesse et de grâce mêlées, il danse sans jamais dévoiler la complexité des pas, comme si tout cela coulait de source naturellement. Clara/ Gilbert ciselait tous les petits pas avec une précision d’horloger suisse et une légèreté confondante ; elle a un buste souple, un visage expressif, des bras qui respirent sans cesse, des mains joliments placées et qui restent naturelles, elle danse "large" mais sobre, en un mot, elle incarne le mélange parfait de la puissance intériorisée et de la grâce absolue que toute ballerine recherche toute sa vie.
Dans le dernier tableau, le bal, Clara et le Prince ont offert un moment de pure magie : équilibre parfait, pied de terre qui ne tremble pas, jambes qui se lèvent en arabesque arrière sans effort à la même vitesse et à la même hauteur, inclinaison du buste au même degré, et personnages totalement incarnés. C'est la consécration de l’amour ; après l’argent du pays enneigé et de l’amour pur et naissant, voici l’or d’un amour plus vibrant qui s’affirme dans toute sa majesté; l’enfant devient jeune fille. Il n'y a plus cette exaltation comme dans le parc, lorsque les amoureux se retrouvent et s'élancent l'un vers l'autre, mais une grâce, une consécration, une reconnaissance mutuelle.
De tous les répertoires des grands classiques, les pas de deux de Casse Noisette sont, me semble-t-il, les plus intenses et les plus émouvants. Leur pureté, leur liberté de ton toute juvénile, leur rire, leur intensité sont soutenues par les plus belles pages orchestrales que Tchaïkovski ait composées, offrant au spectateur des moments suspendus, hors du temps.
Dans son dernier solo, Clara semblait être devenue un être surnaturel, désincarné. Parée de sa tiare, et de son tutu à large plateau, elle semblait, en tenant les équilibres au délà du possible, en étirant le tempo vers une suspension du temps, offrir la vision d’un être d’un autre monde. Du grand art…
Je rendrai rapidement justice au reste de la distribution harmonieuse, avec l’ébouriffant Fritz de Daniel Stoke, la sémillante Caroline Robert plus à l’aise dans la danse espagnole que dans la danse du soldat turc ( ?) où elle manquait d’angles et de coupant ; Karl Paquette m’a manqué dans la danse arabe – Mickael Lafon - et Miteki Kudo dans la Pastorale, mais Florimond Lorieux a une batterie fine et précise et de belles lignes ;les trois chinois se sont sortis des acrobaties compliquées avec brio ( Mitilan, Valastro, Couvez)
La Valse des fleurs était réglée comme du papier à musique et du second balcon, c’était impressionnant de voir tous ces cercles s’ouvrir et se fermer comme des corolles végétales.
Les enfants de l'école de danse ont été craquants à souhait.
J’aime bien la fin de ce conte, lorsque que Clara sort de sa maison pour dire au revoir à Drosselmeyer qu’elle ne voit pas (un petit garçon lui a crié, « il est là ! » pour qu’elle le voit, c’était adorable !) et elle tend sa main pour sentir la neige et on la sent toute entière frémir d’un quelque chose d’indicible, pendant que lui se pelotonne dans son grand manteau et disparaît dans l’ombre.
Bref, merci à tous les artistes de m’avoir rendu intact mon cœur d’enfant pendant deux heures et plus spécialement à Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio que j’ai hâte de revoir sur scène.
un petit bémol : les décors ont souffert, les anges sont tous noirs, le sapin, tout moche..... il ne grandit plus....
ah, quel dommage, le reste était parfait!
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Photo : Lidvac