Malheureusement, je n'ai pas trouvé de belles photos sur le site de l'ONP de ce couple là et j'en suis désolée... j'ai donc mis l'unique que j'ai réussi à faire...
En 2016, j’avais vu Roméo avec Marchand et Gilbert dans les rôles-titres, quelques jours après avoir vu Heymann et Baulac, (en remplacement de Ould-Braham), et, si le premier acte ne m’avait pas vraiment convaincue, j’avais été emportée par l’émotion aux deux actes suivants, celle-ci allant crescendo jusqu’au dénouement final.
Cinq ans plus tard, les voici à nouveau réunis pour ce ballet aux diffucultés techniques redoutables, véritable marathon dansé de 2h30, dans lequel le couple doit faire face au terme de leur danse à des escaliers qui leur compliquent enocre la vie. Mathieu Ganio était Tybalt, Pablo Legasa Mercutio, et Fabien Révillon Benvolio, rôle qu’il avait déjà dansé en 2016 avec toute la sensibilité qu’on lui connaît.
Dès le début, l’orchestre sonne nerveux, intense, lyrique. Après avoir trouvé les orchestres des précédentes reprises bien mollassons et sans couleur, la baguette de Vello Pähn enchante cordes et bois parfaitement équilibrés et pondère les cuivres, qui a Bastille, font toujours trop de bruit.
Et puis le rideau se lève… de noires silhouettes jouent une partie de dés, la vie n’est-elle pas plus que cela ? Une partie où tout d’un coup tout peut être perdu ou gagné d’un seul coup ? Où les surprises tombent du ciel sans crier gare, et disparaissent tout aussi brutalement ? La compagnie qui a retrouvé sa superbe, parle ce samedi 10 juillet son Shakespeare couramment.
Aux scènes d’affrontement au marché, nerveuses comme celles de West side story, succèdent des scènes d’épée virtuoses, un bal aux danses guerrières, véritables parades avant la mise à mort, des solos lyriques ou comiques, des duos, trios, quatuors qui déclament en une langue truculente, fluide, gouailleuse, poétique, agressive, compatissante, virtuose, la tragédie des deux enfants de Vérone.
Dans sa chambre, Juliette-Gilbert, élevée par des parents au cœur débordant de haine et un cousin a l’épée leste, a développé un caractère franc et une force physique peu commune de garçon manqué que traduisent des gestes qui ne recherchent ni la pureté des lignes, ni la beauté des formes comme en 2016. Ah, cette Juliette me séduit d’emblée. On lui présente son futur époux ? « Bon d’accord, je vais le saluer pour vous faire plaisir, mais je préfère lutter avec Tybalt ! »
Par contraste, Roméo-Hugo, aux ports de bras légers, aux inclinaisons du cou fluides, aux sauts élastiques à la réception légère, aux attitudes qui se vrillent comme les volubilis autour des arbres, au regard empli d’une profonde humanité, révèle une âme sensible, rêveuse, féminine. Avec Benvolio, posé, calme, bon garçon et Mercutio qui se met en quatre pour amuser la galerie, il compose un trio profondément vivant, attachant. Ce ne sont nullement les « bad boys » Capulet, mais un groupe de jeunes hommes tout juste sortis de l’adolescence qui ne se sont pas encore trop frottés aux réalités de la vie.
La rencontre avec Juliette bouleverse : la danse juvénile de celle-ci et la douceur un peu rêveuse de celui-là se métamorphosent dans le jardin en un pas de deux d’une intensité amoureuse non égalée depuis Hilaire-Guillem en 1991. De la rapidité d’exécution des pas de Gilbert et Marchand, vertigineuse, qui nous laisse littéralement bouche bée naît un puissant sentiment d’abandon amoureux que celle-ci devrait interdire. Les deux danseurs ne cèdent en rien à la facilité, bien au contraire, car les deux artistes au sommet de leur art qui se portent une confiance absolue, enchaînent des figures, des portés, des lancers qu’on croirait impossibles.
Avant cette merveille, on aura assisté pendant le bal aux chaises musicales, ou les yeux bandés, chacun doit reconnaître le partenaire qui lui échoit : la cocasserie en plein drame, c’est tout Shakespeare.
Et tout à coup, je réalise que ce Roméo de Noureev emprunte beaucoup au West Side Story, c’est tout à fait frappant ce soir : un joyeux chaos qui finira en drame. Quant au prodigieux travail avec le sol, il était dû au travail que Noureev faisait avec Martha Graham qu'il exportait ensuite dans la création de la chorégraphie. Patricia Ruane en parle merveilleusement.
Le premier éclate juste après le mariage secret : la mort de Mercutio – excellent Legasa qui n’en fait jamais trop, cisèle les pas et les sauts comme un orfèvre, bondit et tourbillonne léger comme une plume, rit et grimace de douleur au moment de sa mort semant le trouble dans l’esprit du spectateur — provoque la mort de Tybalt qui comprend trop tard que sa haine la conduit à sa propre destruction. C’est poignant et Ganio s'empare d'un registre bien loin de tout ce qu’il avait dansé jusqu’à présent et donne un ton personnel à ce Tybalt qui ne peut combattre la haine qui l'habite. Il n'est pas méchant, il est le jouet de forces plus grandes que lui. Au moment de mourir, sa gestuelle, pointue et féroce comme son épée, mais avec des épaules où s'exprime son allergie viscérale aux Montaigus, se recroqueville au fur et à mesure que la vie l’abandonne : elle l'a trahie, il le comprend en mourant : un coup de dés.
Écartelée entre son amour et son chagrin, une Juliette moins forte que Gilbert perdrait la raison. Mais c’est coupée en deux qu’elle pleure son Tybalt chéri, et après un premier et violent mouvement de colère, cède à l’amour qu’elle porte à Roméo. Gilbert concentre toute l’intensité de sa douleur dans des gestes maîtrisés ; elle n’agite pas les bras comme je l’ai vu souvent faire, ceux-ci se tendent comme des flèches à la fois reproche, supplication, pardon, souffrance.
Les adieux dans la chambre de Juliette annoncent déjà le drame final où le pas de deux du jardin ne s’envole plus vers la nuit étoilée, empli d’espoir, mais retombe toujours vers le sol, emporté par la pesanteur de la douleur de la séparation qui annonce déjà la mort. Que la chorégraphie de Noureev est lisible ce soir !
Les deux fantômes qui surgissent dans la chambre de Juliette, l’un tendant une fiole, l’autre un poignard, ont une immatérialité rarement égalée par leurs prédécesseurs. Ganio/ Legasa donne à leurs corps une transparence spectrale, lugubre, terrifiante, comme si de leurs corps en décomposition parvenaient déjà les échos du caveau de Juliette. Et puis c'est le message qui n'arrive pas, Benvolio dévoré de chagrin qui annonce la mort de Juliette...
Dans le dernier pas de deux, la force de l'amour se brise sur un dernier mauvais tour du destin. Juliette, endormie dans les bras de son Roméo qui la croit morte et tente désespérément de la ramener à la vie, se réveillera trop tard. Les joueurs de dé ont encore le dernier mot.
Je ne peux pas refermer cet article sans mentionner Dame et Seigneur Capulet - Sarah Koya Dayanova et Arthus Raveau, parfaits dans leur rôle, l’extraordinaire nourrice, pleine de sollicitude et de gouaille de Miho Fujii, les acrobates qui ont magnifiquement fait virevolter les immenses les drapeaux, jamais aussi bien maniés ces 15 dernières années, sans oublier l’excellence du corps de ballet, qui a dansé de toute son âme.
La salle retenait son souffle, applaudissait rarement, prise qu’elle était par le récit, mais la dernière note résonnait encore qu’elle s’est levée d’un seul bond et a offert en retour une ovation à toute la troupe.
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